L'INTERET GENERAL est beaucoup
plus difficile à définir que l'intérêt privé.
C'est un concept plus diffus, abstrait. Il intéresse tout le
monde, et donc personne en particulier. Plus les problèmes sont
complexes et globaux, plus ils sont difficiles à traiter et à
assimiler par le public, qui a tendance à ne pas réagir
à temps aux enjeux qui pourtant le touchent de près. Les
groupes de pression sectoriels ont en revanche une très claire
notion de leurs intérêts et de la manière de les
soutenir. Ils ont surtout d'énormes moyens de pression pour faire
avancer leurs idées, quand leurs contradicteurs sont souvent
structurellement beaucoup plus défavorisés pour faire
entendre leur point de vue, alors que paradoxalement ils représentent
l'intérêt du plus grand nombre. Il s'agit là d'une
illustration de la «tragédie du bien commun (1)»
(tragedy of the commons).
Il est intéressant d'analyser à ce propos
l'évolution actuelle du droit de la propriété intellectuelle,
notamment du point de vue de la protection du «domaine public (2)»
et de l'intérêt général. Comment le droit
évolue-t-il par rapport à la défense du domaine
public, comment prend-il en compte les exceptions à des fins
d'intérêt général (copie privée, enseignement,
recherche), tend-il à renforcer ou à affaiblir les exclusions
métajuridiques, comme l'exclusion de la protection des données
brutes ou des idées, procédures, méthodes, concepts
mathématiques, si nécessaires pour la libre circulation
des idées?
L'évolution du droit de la propriété intellectuelle
semble favoriser depuis quelques années une privatisation rampante
du domaine public.
La gestion des «biens communs» de l'humanité
(comme l'eau, l'espace, le génome humain, le patrimoine génétique
des plantes et des animaux, mais aussi le patrimoine culturel public,
les informations dites du «domaine public», les idées,
les faits bruts...) doit désormais être traitée
comme un sujet politique essentiel, touchant à la «chose
publique» mondiale. Le chantier de la propriété intellectuelle
devrait être traité, non pas seulement d'un point de vue
juridique ou commercial, mais d'un point de vue éthique et politique
(analyse des rapports de forces entre les différents groupes
de pression, mais aussi nécessaire réflexion sur les principes
fondant l'élaboration du droit, et éthique des rapports
entre pays développés et pays en développement).
Quels sont les fondements philosophiques des lois sur la propriété
intellectuelle ?
Il s'agit avant tout de protéger l'intérêt général
en assurant la diffusion universelle des connaissances et des inventions,
en échange d'une protection consentie par la collectivité
aux auteurs pour une période limitée.
Il faut revenir aux intuitions premières. Il
est plus avantageux pour l'humanité de faire circuler librement
les idées et les connaissances que de limiter cette circulation.
Aristote affirme dans la Poétique que l'homme est l'animal
mimétique par excellence. Pour lui la mimesis est créatrice
de modèles. Les Lumières reprirent le concept d'imitation.
Pour Condillac, «les hommes ne finissent par être si différents,
que parce qu'ils ont commencé par être copistes et qu'ils
continuent de l'être». La copie ajoute une aura à
la chose copiée. Pour le philosophe Alain, «copier est une
action qui fait penser». Le décret d'Allarde et Le Chapelier
des 2 et 17 mars 1791 exprime le principe de la liberté du commerce
et de l'industrie, et donc le principe de la liberté de faire
concurrence, qui implique par définition la possibilité
d'offrir sur le marché le même produit qu'autrui et donc
la liberté de la copie. Aux États-Unis, la notion d'accès
public à l'information remonte aux pères fondateurs et
en particulier à Thomas Jefferson, promoteur du concept de «bibliothèque
publique» et de la doctrine du fair use (3)
permettant l'usage éducatif et les citations à des académiques
de textes protégés. Thomas Jefferson écrivait:
«Les inventions ne peuvent pas, par nature, être sujettes
à la propriété.»
Cette intuition philosophique fondamentale a d'ailleurs guidé
le législateur. Si la société consent à
reconnaître un droit de propriété intellectuelle
à l'inventeur d'un procédé, c'est pour en éviter
la perte ou l'oubli, pour en faciliter la description publique, et pour
en autoriser, après une période de protection limitée,
la libre copie (encourageant de ce fait la concurrence).
Si l'on cherche à protéger l'auteur, c'est d'une part
pour lui assurer un revenu lui permettant de continuer son oeuvre créatrice
(avant sa mort), d'autre part pour éviter que sa pensée
ne soit distordue, manipulée (notion de droit moral, valable
avant et après la mort de l'auteur). Mais la création
d'un monopole sur l'exploitation des oeuvres jusqu'à 95 ans après
sa mort (comme dans le cas américain) n'est pas en soi de nature
à favoriser la création. Elle aurait plutôt tendance
à inciter les éditeurs à vivre sur leur catalogue
d'auteurs reconnus, plutôt que d'encourager la recherche de nouveaux
talents.
Depuis quelque temps, on voit apparaître des
tentatives, heureusement encore infructueuses, de protéger les
idées (4) et les algorithmes,
encore réputés improtégeables, mais aussi à
modifier sans cesse le droit de la propriété intellectuelle
dans le sens de certains intérêts sectoriels plutôt
que dans le sens de l'intérêt général.
En Europe, la directive du 29 octobre 1993 relative à l'harmonisation
de la durée de protection du droit d'auteur allonge la protection
des oeuvres littéraires de 50 ans à 70 ans après
la mort de l'auteur.
Depuis le début du siècle, le Congrès
américain allonge régulièrement la durée
du copyright au détriment du domaine public. En 1998, le 27 octobre,
le Congrès a voté le Sonny Bono Copyright Term Extension
Act qui fait passer la durée du copyright de soixante-quinze
à quatre-vingt-quinze ans après la mort de l'auteur. On
peut interpréter cet allongement unilatéral de la protection,
sans aucune contrepartie pour le «bien commun», comme faisant
essentiellement le jeu des grands groupes de communication, et on pourrait
y voir aussi une tendance lourde à la disparition pure et simple
du domaine public.
Cette évolution voulue par les éditeurs
- et obtenue sans réel débat démocratique - est
incompatible avec le développement d'un accès universel
à l'information et contraire à l'esprit même de
la loi sur la propriété intellectuelle. La collectivité
accepte en effet de reconnaître et de protéger les droits
exclusifs des créateurs sur leurs oeuvres, mais pour une durée
limitée seulement, étant entendu que ces oeuvres doivent
in fine revenir à la collectivité, et satisfaire
ainsi à l'intérêt général, qui est
d'encourager la libre circulation des idées et l'accès
de tous aux connaissances.
Cette tendance de fond à renforcer (sans contrepartie
pour l'intérêt général) les intérêts
catégoriels peut aussi se lire à travers l'évolution
du droit de la propriété intellectuelle sur le vivant
ou sur les organismes génétiquement modifiés (OGM)
(5). Certaines firmes cherchent à
empêcher la réutilisation des graines produites par les
fermiers eux-mêmes car elles sont «protégées»
par un droit de propriété intellectuelle (6).
La possibilité d'obtention de droits de propriété
intellectuelle sur le génome humain (7),
mériterait également d'être analysée sous
l'angle de l'intérêt général mondial, et
en particulier des pays les plus pauvres - et non pas seulement sous
l'angle de l'intérêt national de certains pays, ou de groupes
privés.
L'évolution du droit de la propriété
intellectuelle va-t-elle réellement dans le sens de l'intérêt
général? Par exemple, le problème des bases de
données et des données du secteur public fait l'objet
d'un débat qui reste toujours ouvert (8),
opposant en gros certains pays développés au reste du
monde. La Directive européenne du 11 mars 1996 portant sur les
bases de données et la création d'un nouveau droit de
propriété intellectuelle dit «sui generis»,
est entrée en application en Europe depuis janvier 1998. Les
principes fondamentaux inspirant cette directive ont été
soumis sans succès en décembre 1996 à la conférence
diplomatique de Genève organisée par l'Organisation mondiale
de la propriété intellectuelle (OMPI), du fait de l'opposition
de pays en développement et de pays asiatiques et du fait de
violentes réactions d'organisations non gouvernementales (ONG)
influentes. Citons à ce propos la Fédération internationale
d'information et de documentation (FID): «Le rôle des collecteurs
et de disséminateurs publics d'information (bibliothèques,
archives, musées,...) pourrait être détruit.»
Ou encore la réaction de la Fédération internationale
des associations de bibliothèques (IFLA) : «La tendance
actuelle à la protection des droits d'auteur pour des raisons
purement économiques semble être en conflit avec le but
originel du copyright de promouvoir le progrès des sciences et
des arts.» Ou enfin le Conseil international pour la science (ICSU):
«La directive européenne pourrait briser d'une manière
irréparable le flux des échanges de données scientifiques
que l'ICSU s'est efforcé depuis longtemps de promouvoir. Elle
pourrait compromettre sérieusement les missions éducatives
et scientifiques de ses membres [...] Toutes les données, y compris
les données scientifiques, devraient échapper à
la notion de propriété exclusive, sur la base d'une politique
publique.»
Le Congrès américain, très profondément
divisé sur la question, doit étudier prochainement un
projet de loi allant dans le sens de la directive européenne.
Les deux camps qui s'opposent sur ce projet représentent d'une
part les industriels de l'information, d'autre part les bibliothécaires,
les scientifiques, les éducateurs, et les groupes de citoyens
qui associent le principe du libre accès à l'information
publique comme condition essentielle pour l'exercice de la liberté
d'expression. Ils soutiennent, avec Thomas Jefferson, qu'il n'y a pas
de liberté d'expression réellement possible sans opinion
dûment informée. L'article 19 de la déclaration
universelle des droits de l'homme (liberté d'expression) dépend
de la pleine réalisation de l'article 27 (liberté de prendre
part à la vie culturelle, de jouir des arts et de participer
au progrès scientifique).