Intérêt général et propriété intellectuelle
par Philippe Quéau

<p.queau@unesco.org>

Antoine Moreau Intertexte [Overall OpenArt]

 

L'INTERET GENERAL est beaucoup plus difficile à définir que l'intérêt privé. C'est un concept plus diffus, abstrait. Il intéresse tout le monde, et donc personne en particulier. Plus les problèmes sont complexes et globaux, plus ils sont difficiles à traiter et à assimiler par le public, qui a tendance à ne pas réagir à temps aux enjeux qui pourtant le touchent de près. Les groupes de pression sectoriels ont en revanche une très claire notion de leurs intérêts et de la manière de les soutenir. Ils ont surtout d'énormes moyens de pression pour faire avancer leurs idées, quand leurs contradicteurs sont souvent structurellement beaucoup plus défavorisés pour faire entendre leur point de vue, alors que paradoxalement ils représentent l'intérêt du plus grand nombre. Il s'agit là d'une illustration de la «tragédie du bien commun (1)» (tragedy of the commons).

Il est intéressant d'analyser à ce propos l'évolution actuelle du droit de la propriété intellectuelle, notamment du point de vue de la protection du «domaine public (2)» et de l'intérêt général. Comment le droit évolue-t-il par rapport à la défense du domaine public, comment prend-il en compte les exceptions à des fins d'intérêt général (copie privée, enseignement, recherche), tend-il à renforcer ou à affaiblir les exclusions métajuridiques, comme l'exclusion de la protection des données brutes ou des idées, procédures, méthodes, concepts mathématiques, si nécessaires pour la libre circulation des idées?

L'évolution du droit de la propriété intellectuelle semble favoriser depuis quelques années une privatisation rampante du domaine public.

La gestion des «biens communs» de l'humanité (comme l'eau, l'espace, le génome humain, le patrimoine génétique des plantes et des animaux, mais aussi le patrimoine culturel public, les informations dites du «domaine public», les idées, les faits bruts...) doit désormais être traitée comme un sujet politique essentiel, touchant à la «chose publique» mondiale. Le chantier de la propriété intellectuelle devrait être traité, non pas seulement d'un point de vue juridique ou commercial, mais d'un point de vue éthique et politique (analyse des rapports de forces entre les différents groupes de pression, mais aussi nécessaire réflexion sur les principes fondant l'élaboration du droit, et éthique des rapports entre pays développés et pays en développement).

Quels sont les fondements philosophiques des lois sur la propriété intellectuelle ?

Il s'agit avant tout de protéger l'intérêt général en assurant la diffusion universelle des connaissances et des inventions, en échange d'une protection consentie par la collectivité aux auteurs pour une période limitée.

Il faut revenir aux intuitions premières. Il est plus avantageux pour l'humanité de faire circuler librement les idées et les connaissances que de limiter cette circulation. Aristote affirme dans la Poétique que l'homme est l'animal mimétique par excellence. Pour lui la mimesis est créatrice de modèles. Les Lumières reprirent le concept d'imitation. Pour Condillac, «les hommes ne finissent par être si différents, que parce qu'ils ont commencé par être copistes et qu'ils continuent de l'être». La copie ajoute une aura à la chose copiée. Pour le philosophe Alain, «copier est une action qui fait penser». Le décret d'Allarde et Le Chapelier des 2 et 17 mars 1791 exprime le principe de la liberté du commerce et de l'industrie, et donc le principe de la liberté de faire concurrence, qui implique par définition la possibilité d'offrir sur le marché le même produit qu'autrui et donc la liberté de la copie. Aux États-Unis, la notion d'accès public à l'information remonte aux pères fondateurs et en particulier à Thomas Jefferson, promoteur du concept de «bibliothèque publique» et de la doctrine du fair use (3) permettant l'usage éducatif et les citations à des académiques de textes protégés. Thomas Jefferson écrivait: «Les inventions ne peuvent pas, par nature, être sujettes à la propriété.»

Cette intuition philosophique fondamentale a d'ailleurs guidé le législateur. Si la société consent à reconnaître un droit de propriété intellectuelle à l'inventeur d'un procédé, c'est pour en éviter la perte ou l'oubli, pour en faciliter la description publique, et pour en autoriser, après une période de protection limitée, la libre copie (encourageant de ce fait la concurrence).

Si l'on cherche à protéger l'auteur, c'est d'une part pour lui assurer un revenu lui permettant de continuer son oeuvre créatrice (avant sa mort), d'autre part pour éviter que sa pensée ne soit distordue, manipulée (notion de droit moral, valable avant et après la mort de l'auteur). Mais la création d'un monopole sur l'exploitation des oeuvres jusqu'à 95 ans après sa mort (comme dans le cas américain) n'est pas en soi de nature à favoriser la création. Elle aurait plutôt tendance à inciter les éditeurs à vivre sur leur catalogue d'auteurs reconnus, plutôt que d'encourager la recherche de nouveaux talents.

Depuis quelque temps, on voit apparaître des tentatives, heureusement encore infructueuses, de protéger les idées (4) et les algorithmes, encore réputés improtégeables, mais aussi à modifier sans cesse le droit de la propriété intellectuelle dans le sens de certains intérêts sectoriels plutôt que dans le sens de l'intérêt général.

En Europe, la directive du 29 octobre 1993 relative à l'harmonisation de la durée de protection du droit d'auteur allonge la protection des oeuvres littéraires de 50 ans à 70 ans après la mort de l'auteur.

Depuis le début du siècle, le Congrès américain allonge régulièrement la durée du copyright au détriment du domaine public. En 1998, le 27 octobre, le Congrès a voté le Sonny Bono Copyright Term Extension Act qui fait passer la durée du copyright de soixante-quinze à quatre-vingt-quinze ans après la mort de l'auteur. On peut interpréter cet allongement unilatéral de la protection, sans aucune contrepartie pour le «bien commun», comme faisant essentiellement le jeu des grands groupes de communication, et on pourrait y voir aussi une tendance lourde à la disparition pure et simple du domaine public.

Cette évolution voulue par les éditeurs - et obtenue sans réel débat démocratique - est incompatible avec le développement d'un accès universel à l'information et contraire à l'esprit même de la loi sur la propriété intellectuelle. La collectivité accepte en effet de reconnaître et de protéger les droits exclusifs des créateurs sur leurs oeuvres, mais pour une durée limitée seulement, étant entendu que ces oeuvres doivent in fine revenir à la collectivité, et satisfaire ainsi à l'intérêt général, qui est d'encourager la libre circulation des idées et l'accès de tous aux connaissances.

Cette tendance de fond à renforcer (sans contrepartie pour l'intérêt général) les intérêts catégoriels peut aussi se lire à travers l'évolution du droit de la propriété intellectuelle sur le vivant ou sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) (5). Certaines firmes cherchent à empêcher la réutilisation des graines produites par les fermiers eux-mêmes car elles sont «protégées» par un droit de propriété intellectuelle (6). La possibilité d'obtention de droits de propriété intellectuelle sur le génome humain (7), mériterait également d'être analysée sous l'angle de l'intérêt général mondial, et en particulier des pays les plus pauvres - et non pas seulement sous l'angle de l'intérêt national de certains pays, ou de groupes privés.

L'évolution du droit de la propriété intellectuelle va-t-elle réellement dans le sens de l'intérêt général? Par exemple, le problème des bases de données et des données du secteur public fait l'objet d'un débat qui reste toujours ouvert (8), opposant en gros certains pays développés au reste du monde. La Directive européenne du 11 mars 1996 portant sur les bases de données et la création d'un nouveau droit de propriété intellectuelle dit «sui generis», est entrée en application en Europe depuis janvier 1998. Les principes fondamentaux inspirant cette directive ont été soumis sans succès en décembre 1996 à la conférence diplomatique de Genève organisée par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), du fait de l'opposition de pays en développement et de pays asiatiques et du fait de violentes réactions d'organisations non gouvernementales (ONG) influentes. Citons à ce propos la Fédération internationale d'information et de documentation (FID): «Le rôle des collecteurs et de disséminateurs publics d'information (bibliothèques, archives, musées,...) pourrait être détruit.» Ou encore la réaction de la Fédération internationale des associations de bibliothèques (IFLA) : «La tendance actuelle à la protection des droits d'auteur pour des raisons purement économiques semble être en conflit avec le but originel du copyright de promouvoir le progrès des sciences et des arts.» Ou enfin le Conseil international pour la science (ICSU): «La directive européenne pourrait briser d'une manière irréparable le flux des échanges de données scientifiques que l'ICSU s'est efforcé depuis longtemps de promouvoir. Elle pourrait compromettre sérieusement les missions éducatives et scientifiques de ses membres [...] Toutes les données, y compris les données scientifiques, devraient échapper à la notion de propriété exclusive, sur la base d'une politique publique.»

Le Congrès américain, très profondément divisé sur la question, doit étudier prochainement un projet de loi allant dans le sens de la directive européenne. Les deux camps qui s'opposent sur ce projet représentent d'une part les industriels de l'information, d'autre part les bibliothécaires, les scientifiques, les éducateurs, et les groupes de citoyens qui associent le principe du libre accès à l'information publique comme condition essentielle pour l'exercice de la liberté d'expression. Ils soutiennent, avec Thomas Jefferson, qu'il n'y a pas de liberté d'expression réellement possible sans opinion dûment informée. L'article 19 de la déclaration universelle des droits de l'homme (liberté d'expression) dépend de la pleine réalisation de l'article 27 (liberté de prendre part à la vie culturelle, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique).

 

 

 

 

Notes

 

*. Ce texte date de 1999. Voir aussi Philippe Quéau : «Offensive insidieuse contre le droit du public à l'information»(www.monde-diplomatique.fr/md/1997/02/ queau/7750.html).

1. Garrett Hardin, «The Tragedy of the Commons», Science, n° 162, 1968: www.dieoff.com/page95.htm (R)

2.Le domaine public doit s'appuyer sur le droit d'auteur et non pas l'infirmer. En effet, les logiciels «libres» sont protégés par le droit d'auteur, et c'est parce qu'ils sont protégés par le droit d'auteur que le créateur peut imposer des conditions qui font que les utilisateurs ne peuvent les privatiser en les modifiant. L'intérêt commun suppose donc, non seulement le domaine public (qui peut être accru par un relèvement des standards de protection, un abaissement de la durée de celle-ci et des exclusions de principe; comme par exemple pour les algorithmes), mais aussi par la reconnaissance d'un droit d'accès à l'information structurée (il y a déjà une base juridique pour cela) et par l'introduction d'une exception générale de fair use. (R)

3.«He who receives an idea from me, receives instruction himself without lessening mine; as he who lights his taper at mine, receives light without darkening me. That ideas should freely spread from one to another over the globe, for the moral and mutual instruction of man, and improvement of his condition, seems to have been peculiarly and benevolently designed by nature, when she made them, like fire, expansible over all space, without lessening their density at any point, and like the air in which we breathe, move, and have our physical being, incapable of confinement or exclusive appropriation. Inventions then cannot, in nature, be a subject of property.» Voir traduction, pp.83-84.Pour une mise à jour de la notion de fair use, voir Negativland, «Droit de citation», p.421 sqq. (R)

4.Les accords ADPIC, comme le traité OMPI de 1996, ont encore répété l'exclusion des idées de toute appropriation par le Droit de la propriété intellectuelle. (R)

5. «Empêcher le hold-up des transnationales sur le vivant ». Document d'intervention du Conseil Scientifique d'Attac, http://attac.org/fra/cons/doc/inter7.htm. J.-P. Berlan et R. Lewontin, «La menace du complexe génético-industriel», www.monde-diplomatique. fr/1998/12/berlan/11408.html.

[N.d.e. On peut aussi se rapporter au site sur beau papier composé en linotype et achevé sur les Presses Typographiques de la S.A.I.G., de l'Encyclopédie des Nuisances, Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces, Paris, 1999.] (R)

6.Voir sur ce point la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, présentée par la commission le 29 août 1997. La proposition amendée (COM (97) 446 final) a été publiée au JOCE C-311 du 11 octobre 1997. On parle spécifiquement de la question des agriculteurs. (R)

7.Voir la proposition de directive citée à la note 6. (R)

8.Cette question est débattue dans le livre vert de la Commission européenne: L'information émanant du secteur public: une ressource clef pour l'Europe ; Livre vert sur l'information émanant du secteur public dans la société de l'information, COM (1998) 585. (R)