SYSTEMES D'EXPLOITATIONS ET LOGICIELS, musique, vidéo, recherche
scientifique ou art contemporain,... le «Libre», loin de n'être
qu'un débat entre quelques spécialistes de la propriété intellectuelle,
est en passe de coloniser aujourd'hui l'ensemble des secteurs
de la création et du savoir. Le «Libre» est en effet avant tout
une posture qui, dans son évidence, se suffit à elle-même au-delà
de toute tentative de conceptualisation : si je veux enrichir
mon champ de réflexion, je dois le partager avec d'autres. La
propriété, prise au sens étroit du terme, la concurrence ou le
secret, pratiques contre-productives dans l'espace du savoir -
la «noosphère» selon l'expression d'Eric S. Raymond - sont subverties
par celles de coopération, d'ouverture et de partage. «Ouvert
jusqu'à la promiscuité», tel est le slogan du monde de l'Opensource qui puise ses racines dans la conception humaniste de la République
des Lettres et dans les usages de la Recherche.
Pendant que les marchands de savoirs s'épuisent dans leur croisade
contre les pirates et autres cyber-délinquants - hackers ou crackers
peu importe - et tentent désespérément de protéger leurs secrets
de fabrication au détriment même de la qualité de leurs produits,
la galaxie du Libre, véritable nébuleuse du savoir numérique,
travaille à créer des alternatives, parfois gratuites, souvent
plus performantes et toujours plus concurrentielles. Car c'est
bien de cela dont il est question aujourd'hui : la Noosphère est
en passe de concurrencer le marché sur son propre terrain : celui
de la rentabilité et de l'efficacité.
À tout seigneur, tout honneur : le logiciel libre, initié par
Richard Stallman, et en particulier l'extraordinaire réussite
du système d'exploitation GNU/Linux qui, sans autre moyen de production,
de distribution et de commercialisation que le réseau Internet
et l'investissement bénévole de ses promoteurs, déstabilise durablement
le géant mondial Microsoft, est aujourd'hui le symbole du Libre.
Linux n'a aucun secret, il est ouvert, chacun, pour peu qu'il
possède quelques notions de programmation, peut en toute transparence
l'étudier, le modifier ou l'améliorer. Si son noyau appartient
à Linus Torvald, son inventeur, il n'en fait pas moins partie
aujourd'hui du bien commun mondial. Quel est alors le secret de
la réussite de Linux? Pourquoi Microsoft, qui possède pourtant
des moyens infiniment supérieurs à ceux de quelques informaticiens
rarement solvables, ne parvient-il pas à concurrencer Linux? Le
miracle Linux repose sur un principe très simple, élémentaire
même : dans le domaine de la création et du savoir, le plus important
n'est pas toujours l'investissement initial, mais avant toute
chose le travail. Quelle entreprise, aussi riche et puissante
soit-elle, pourrait se vanter d'avoir à son service des dizaines
de milliers d'informaticiens compétents et motivés? Comment Yahoo,
leader mondial, pourrait concurrencer le projet de portail électronique
ouvert et sans publicité dmoz.org, - initié par Netscape - qui
regroupe aujourd'hui dans le monde entier plus de 15 000 éditeurs
bénévoles pour l'enrichir. Secret de polichinelle donc: du travail,
de la coopération et la volonté farouche d'enrichir le champ de
la connaissance. Secret de polichinelle mais surtout recette inapplicable
pour tous ceux qui auraient, ne serait-ce qu'un instant, la tentation
d'en exploiter d'autres par ce moyen. Si dans le monde du Libre,
l'argent n'est pas un gros mot - et ce n'est pas là le moindre
signe de sa maturité dans une société qui reste, pour quelque
temps encore ;-) empreinte des valeurs du capitalisme - aucune
concession n'est faite sur les questions de partage et d'ouverture,
comme nous le montre Eric S. Raymond.
Le très controversé format public d'encodage de données musicales
Mp3 est un autre emblème de la galaxie du Libre. Au-delà de la
tentative, pour le moins maladroite, des plus grands Majors de
l'édition musicale d'interdire ce format ou d'en imposer d'autres
pour, dit-on, sauver la création musicale des «pirates de cours
de récréation», Mp3 ouvre à la création artistique et en particulier
à la musique un champ d'exploration immense. Le monopole de la
production, de la diffusion et de la commercialisation de masse
de la musique - reposant la plupart du temps sur des critères
de rentabilité financière, plus que sur des critères artistiques
- est aujourd'hui profondément déstabilisé par ceux qui se sont
saisis de cette technologie pour diffuser leur création sur Internet.
Bien sûr toute la musique diffusée sur le web n'est pas d'une
qualité extraordinaire... mais, à l'image des fanzines des années
80, certains sites commencent à repérer et à sélectionner et diffuser
des morceaux qui n'ont rien à envier à ceux des quelques rares
«artistes» qui se partagent la majorité des canaux de diffusion
de la musique... Certain artistes vont même jusqu'à ouvrir des
sites sur lesquels ils distribuent eux-mêmes leurs propre musique,
induisant ainsi une relation plus étroite avec leur public.
Mais la Révolution Mp3 va beaucoup plus loin. Ce ne sont en effet
pas seulement les circuits de distribution ou de commercialisation
qui sont mis en question, mais la conception même de la création
artistique. En reformulant la GNU-GPL (licence publique générale
gnu) - initialement rédigée par Richard Stallman pour s'appliquer
aux logiciels - certains créateurs suscitent de nouvelles formes
coopératives de production des savoirs dans lesquelles chacun
est libre de reprendre les idées et le travail de l'autre pour
avancer lui-même dans son propre cheminent artistique. L'artiste
n'est plus un homme providentiel venu de nulle part, mais un individu
ou parfois un collectif qui, tout en restant singulier, est profondément
immergé dans un réseau complexe de savoirs et de références.