« Vitesse et richesse avancent main dans la
main»
PAUL VIRILIO
LE mouvement «anti-copyright» pose
un problème permanent aux producteurs culturels: ils se demandent
comment ils pourront être rémunérés pour
leur travail et ne pas en être dépossédés
sans avoir à engager des poursuites légales pour obtenir
la reconnaissance de leur droit de propriété. Ce problème
n'a pas retenu l'attention des figures de proue du mouvement «plagiariste»,
du mouvement du «reflet électronique» et du mouvement
«anti-copyright», qui semblent se contenter de développer
les principes de leurs mouvements respectifs sur le plan de la théorie
plutôt que de la pratique. La position la plus ancienne (qui remonte
à Lautréamont) et la plus commune (on la trouve chez Debord,
Home, Benjamin, Gysin, Isou, Kraus, ainsi que chez les entités
collectives Karen Eliot, ®ark et Luther Blisset (1))
pour justifier la non-privatisation de l'information est celle qui consiste
à croire que l'absence d'accès à des pans entiers
de la culture constituerait une entrave à l'expérimentation
et à l'invention.
Une fois privatisés, les produits culturels (qu'il s'agisse
d'images ou de textes) deviennent un capital culturel et contribuent
par conséquent, comme n'importe quelle autre forme de capital,
à renforcer la hiérarchisation des couches sociales. La
privatisation de la culture est un processus de stabilisation de la
signification au sein de codes idéologiques qui ont pour fonction
de maintenir le statu quo. En outre, la privatisation des produits culturels
confère faussement à ceux qui les produisent le statut
de créateurs métaphysiques en les entourant d'une fallacieuse
aura d'individualisme mystique, alors qu'en vérité ils
n'ont fait que participer à une pratique culturelle de recombinaison
numérisée - processus dans lequel la représentation,
en tant que reflet du génie individuel, n'a aucune réalité,
sinon comme stratagème cynique destiné à accroître
la vente des produits en question. Enfin, la culture privatisée
est une culture de marché ; or, les réfractaires culturels
ne voulant plus mettre aucun «nouveau» produit sur le marché,
ils ont mis au point, au cours du siècle qui vient de s'achever,
diverses tactiques pour créer de nouvelles significations à
partir des représentations communes. Ces tactiques sont peut-être
aussi peu concrètes que le discours «anti-copyright»,
encore qu'il y ait des façons plus cavalières de penser
la question, comme par exemple lorsqu'on déclare que la participation
à la privatisation est une capitulation devant les exigences
du marché. Pour éviter de subir ce sort dans le contexte
du capitalisme tardif, la seule alternative est d'être un artiste
maudit (encore un de ces tristes stéréotypes créés
par le capital pour empêcher le développement de l'identité
sociale et de la solidarité) ou de capituler d'une autre façon
(par exemple en travaillant). Les producteurs de culture ne peuvent
bénéficier d'aucun conseil pratique et se trouvent confrontés
aux impératifs de la pureté idéologique ou de la
théorie abstraite.
Pourtant, il est possible de faire des remarques d'ordre pratique concernant
la question de l'«anti-copyright». Tout d'abord, l'interdiction
du droit de reproduction ne s'applique pas à l'accès et
à l'utilisation individuels (même si c'est souvent
l'un des effets collatéraux du copyright). Les deux principes
fondamentaux de l'existence du copyright sont: 1° protéger
une institution des attaques d'une autre institution, 2°
maintenir le contrôle exclusif sur un produit de façon
à tirer le plus grand profit possible de sa mise sur le marché.
L'individu n'est pris en compte dans aucun de ces deux cas. Ces principes
sont assez simples. Dans n'importe quelle forme de capitalisme, une
institution en rivalité avec une autre fera tout ce qui est en
son pouvoir pour gêner l'institution concurrente et assurer sa
propre survie, ce qui inclut le vol de produits (l'espionnage industriel,
en particulier au niveau international, est un élément
constitutif du monde des affaires). Les produits de luxe sont les moins
faciles à voler, tandis que les produits numériques se
volent très aisément - mauvaise nouvelle, dirait-on, pour
les écrivains, les vidéastes et cinéastes, les
musiciens de studio et les artistes du Net ou du Web. La législation
sur le copyright tempère et ralentit le processus du vol, tout
en empêchant le public de s'apercevoir que l'achat de produits
n'est jamais qu'un piratage autorisé. Tant que le processus de
vol est ralenti, le produit et le marché peuvent être raisonnablement
bien gérés, mais tout cela se passe au niveau macroscopique.
Dans la perspective de l'économie de marché, le vol individuel
est un inconvénient qu'il faut subir. Des gens vont photocopier
des livres, photographier des oeuvres d'art, échantillonner des
sons, dupliquer des vidéos, et des reproductions de toutes ces
choses passeront de main en main.
C'est à ce stade que la confusion s'installe : les producteurs
individuels de culture (au sens le plus large du terme) craignent que
leur travail cesse d'être rémunéré à
cause du développement sans frein de la duplication. Cette crainte
est sans fondement. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter, sauf
lorsqu'un producteur de culture devient une institution. Elvis, par
exemple, est un individu qui est devenu une institution. Le mot «Elvis»
ne renvoie pas à un être humain, mais à des vidéos,
à des films, à des disques et à toutes sortes de
produits dérivés. L'individu Elvis a si peu d'importance
dans cette configuration qu'il n'est même pas nécessaire
qu'il soit vivant pour qu'«Elvis» continue d'exister. Les
vedettes, dans tous les domaines de la culture, ne sont plus des personnes,
mais des institutions qui ont besoin de protéger leur capital
; d'où la mise en place du copyright. Mais pour ceux qui sont
restés des producteurs individuels, le copyright n'est pas indispensable
- en réalité, il est contreproductif dans la plupart des
cas. Prenons, par exemple, le cas d'un écrivain qui vient de
publier un livre dont les ventes atteindront entre cinq et dix mille
exemplaires. Aucun grand éditeur ne s'en souciera ; ce livre
est trop peu rentable pour qu'il se donne la peine de le pirater et
de risquer d'encourir des poursuites. Il y aura, bien sûr, des
gens pour le photocopier et en faire circuler des exemplaires. Quelqu'un
- sait-on jamais ? - va peut-être le numériser sur le Net
et l'offrir gratuitement, tandis que de petites maisons d'édition
étrangères le traduiront et l'éditeront. Le Critical
Art Ensemble affirme que des actions de ce genre ont une utilité
à long terme et qu'il faut les encourager en militant contre
le copyright. Plus une oeuvre est connue, plus les gens seront désireux
de l'acheter, et il est très vraisemblable que des commandes,
des conférences et d'autres occasions de rémunération
s'ensuivront. L'argent perdu du fait de la diffusion gratuite du texte
sera récupéré par d'autres voies. Plus vite l'information
se répandra, meilleur ce sera et plus les gains seront élevés
au niveau individuel. La vitesse et la reproduction seront rentables
à l'ère digitale ! Il est donc contreproductif de ralentir
le processus par le biais du copyright, tant en termes de rémunération
individuelle qu'en termes de résistance culturelle.