I. Quelques idées évidentes
1. L'apparition du numérique nous oblige à reconsidérer la question
des supports.
2. Un support peut en cacher un autre, ou nous en faire découvrir
les meilleurs aspects. Un logiciel téléchargé librement nous confirme
instantanément que les bénéfices tirés du seul commerce des logiciels
sont disproportionnés par rapport à la facilité avec laquelle
il est possible de reproduire ce logiciel (Pourquoi Bill Gates
est-il l'homme le plus riche du monde et pas Richard Stallman?).
Mais une cassette audio renvoie à la plus grande qualité sonore
d'un CD. Une vidéo nous donne quelquefois envie d'aller au cinéma.
Un 'livre' téléchargé confirme que le Livre est sans équivalent. D'autant que: «Même si deux choses servent à la même chose, ce
n'est pas la même chose.»
3. Parenthèse (que l'on retrouvera au point II. 8) : La question n'est plus
de permettre aux pays pauvres de devenir riches, mais de suggérer
aux pays riches de s'appauvrir. «L'argent rend pauvre», dit Yona
Friedman.
4. Pouvoir essayer à sa guise un produit avant de l'acheter est
une bonne chose (1).
4.1 Pourquoi achète-t-on un CD ? Parce que la plupart du temps
il nous a été possible d'en entendre des extraits à la radio,
ou chez des amis, ou à la télévision (si on appartient à la catégorie
«personne possédant une ou plusieurs télévisions»). Quelquefois
même parce qu'il nous a été donné de l'entendre intégralement
à plusieurs reprises, et donc qu'un certain plaisir (lié à une
accoutumance, sans doute) nous décide à dépenser 120 f en musique
plutôt qu'en produits de première nécessité (si tant est que la
nécessité soit nécessaire). Quelquefois parce que nous connaissons
déjà cette musique par coeur et qu'elle fait partie pour nous des produits de première nécessité: les quatre dernières symphonies
de Mozart par Bruno Walter, ou Aoxomoxoa du Grateful Dead.
4.2 Pourquoi ne pourrait-on pas lire les livres intégralement
avant de les acheter? Parce qu'un livre, une fois lu, perd tout
intérêt? - Qui dit cela? Parce que les éditeurs ont intérêt à ce qu'on ne sache pas à l'avance à quel point ce livre est
sans intérêt? - Ce doit être le cas quelquefois. Stallman («Copyright:
Le public doit avoir le dernier mot») a raison de dire que le
fait de lire un livre en bibliothèque n'est pas une vente perdue
pour l'éditeur. Ce n'est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne jamais se produire, la seule perte d'une vente en puissance. À ce titre, toute vente non réalisée est une vente perdue pour
l'éditeur :-((.Par ailleurs, ne vous est-il jamais arrivé d'acheter
un livre que vous avez déjà lu, ou même d'acheter un livre dont
vous savez pertinement que vous n'en commencerez pas la lecture
avant plusieurs années, vous contentant - avec délice - de la
simple présence silencieuse de son dos dans votre bibliothèque?
4.3 Permettre aux lecteurs de lire intégralement un livre avant
de l'acheter présente finalement quelques avantages: 1. Les livres
d'un jour, qui empoisonnent le marché, encombrent les librairies,
monopolisent les médias, s'accompagnent de gros à valoir versés
à des pseudo-auteurs, etc., n'auraient plus de raison d'être ni
sur les tables des librairies, ni dans les bibliothèques. On les
consulterait sur le Net et, avant même d'en avoir fini la lecture,
l'actualité - qui focalise l'attention des lecteurs - serait déjà passée à autre chose (et nous avec)
. 2. Les faux-livres seraient plus facilement démasqués. Les livres
qui pullulent de nos jours et qui tiennent sur 3 pages format
A4, gonflées pour faire 70 pages vendues 10, 20, 30 ou 40 francs
tourneraient sept fois leur encre sous leur jaquette avant de
passer au brochage . 3. Le malentendu propre à toute vente dépassant
- pour être optimiste - 5000 exemplaires, aurait tendance à s'atténuer.
II. D'autres idées moins évidentes
5. Le principe de la forme la plus communautaire du shareware (envoyer 10, 20, 50, 100 F au concepteur d'un logiciel disponible
librement sur le Net, parce qu'à l'usage il vous semble de bonne
facture et mérite une rétribution) a bien du mal à s'imposer(2). Sans doute à cause d'un problème de mentalité, mais également,
comme le souligne Barlow («Vendre du vin...»), parce que le système
de paiement reste encore peu sûr et peu commode. (On hésite toujours
à envoyer son numéro de Carte bleue, et quelquefois on n'a pas
de Carte bleue, même si cette éventualité sera bientôt passible
d'une amende [payable par Carte bleue].)
D'autre part, le logiciel, une fois téléchargé, se suffit à lui-même.
Sa 'forme' virtuelle est satisfaisante. Dans le cas du livre (mais
également de la musique [voir Samudrala]), la question se pose
différemment. Une fois téléchargé, le livre est tributaire de
votre écran, de votre imprimante (si vous voulez le lire sur papier),
tributaire de votre habileté à agraffer les pages, à les relier,
tributaire de votre capacité à classer, répertorier, ranger, ordonner
les liasses(3), etc. À y regarder de près, tous ces efforts (en temps et en
matériel) vous coûtent un tout petit peu moins cher que ce que
vous aurait coûté l'achat d'un livre dans une librairie - avec
en moins, toutefois, un certain plaisir - qui le niera? - du papier, de
l'objet, de la manipulation en toutes circonstances (chaise, lit,
métro, téléphérique, avion, diligence, sous-marin...) et d'un
petit tour dehors pour se rafraîchir les idées. (Ça fait combien d'heures que vous êtes devant cet écran?)
6. Le livre shareware, que nous nommerons dorénavant «Lyber (4)», (méfiez-vous des contrefaçons!) se présente sous cette forme.
6.1. Disponibilité gratuite sur le Net du texte dans son intégralité.
6.2. Invitation à celui qui le lit, ou le télécharge, à en acheter un exemplaire
pour lui ou pour ses ami(e)s, si le livre lui a plu. (On n'achèterait
plus seulement pour soi, mais le plus souvent pour un(e) 'autre';
non plus seulement pour 'savoir', mais pour faire partager son
savoir...)
6.3. Possibilité de signaler l'adresse du libraire le plus proche du domicile
du lecteur où ce lyber risque d'être disponible. (C'est déjà le
principe de la bibliothèque, avec, en plus, un effet de retour
vers l'auteur, l'éditeur, le libraire [n'est-ce pas aussi une
solution à proposer aux belligérents du conflit sur le prêt payant
en bibliothèque? N'est-il pas temps de considérer le lecteur non
plus comme un simple consommateur de produits culturels nous permettant
de faire marcher nos petites boutiques bancales, mais de lui proposer
un pacte en vue de la constitution d'une «communauté de bienveillants»?
Un peu tôt - me souffle-t-on. Soit. Nous patienterons dans la
salle d'attente de tous nos désespoirs!])
6.4.Possibilité laissée aux lecteurs d'intervenir en commentaires
sur le texte en ligne, avec la création de fichiers complémentaires
consultables.L'auteur pourrait également tenir compte de ces remarques
pour d'éventuelles mises à jour de son texte (5).
7. Conditions de réalisation: 1. Un public responsabilisé. 2. Des éditeurs sûrs de leur production
(et de leur public). 3. Un réseau Internet résolument non commercial.
4. Un réseau libraire ouvert à l'Internet (des possibilités de
lire les lybers sur des bornes dans les librairies quand ils ne
sont pas en stock - et une possibilité de commander le lyber consulté
par l'intermédiaire de ces bornes - c'est déjà le principe du
rayon, n'est-ce pas?) (1, 2, 3 et 4 ne constituent pas un axe
chronologique horizontal. Ces «événements» peuvent intervenir
dans le désordre, ou selon l'axe vertical du temps - comme une
impression simultanée de 'déjà vu'. Bien entendu, leur liste n'est
pas exhaustive.)
8. Quelques conséquences immédiates, moins immédiates ou improbables : 1. Liens reserrés entre les lecteurs et les auteurs et/ou les
éditeurs. 2. Faillite à plus ou moins long terme de tous les éditeurs
de faux livres (chic!). 3. Rationalisation de la diffusion et
de la distribution du lyber. 4. Diminution du rôle des médias littéraires, qui pourraient alors retrouver
un statut à part entière (les articles qui consistent à recopier
des quatrièmes de couverture et à raconter l'histoire d'un bout
à l'autre n'auraient plus lieu d'être). 5. Enrichissement (en
fait: non-appauvrissement) du public et des éditeurs de qualité
(les éditeurs eux-mêmes appartenant au public [ou alors c'est
encore plus grave que ce que je croyais]), et : 6. Appauvrissement
(en fait: non-enrichissement) des éditeurs de non-qualité (dans
la perspective que le public serait attiré irrésistiblement par la qualité). Puis dans un deuxième temps : 7. Réduction des échanges monétaires et donc de la masse monétaire
nécessaire à l'équilibre d'une communauté - ce qui nous renvoie
au point I.3 supra : «Appauvrissement des pays riches», provoquant, par effet de
vases communicants, un enrichissement relatif des pays pauvres.
Enfin et bien plus tard: 8. Révolution économique sur l'ensemble de la planète aboutissant
à la disparition de l'argent (passage de l'économie de marché
à l'économie du don). «Quand nous aurons remporté la victoire
à l'échelle mondiale - disait Lénine -, je pense que nous édifierons
dans les rues des principales villes du monde des pissotières
en or (6).»
9. Le calendrier sera établi en fonction des modes corrélatif ou
impératif, tels qu'ils sont définis par le philosophe italien
Carlo Michelstaedter dans ses Appendices critiques à la persuasion et la rhétorique (tr. fr. l'éclat, 1994, pp. 11-12). - Il est recommandé ici de
ralentir considérablement le rythme de lecture silencieuse ou
de passer en lecture à haute voix -.
Soit :
«I. Mode corrélatif. Deux réalités conjointes sont actuelles réciproquement l'une dans l'autre:
1° "Il le fera lorsque tu le feras": ... Les deux réalités prennent
appui l'une sur l'autre, telle une poutre portant sur une autre
poutre, laquelle lui sert d'appui dans leur chute commune, de
sorte que l'une et l'autre se soutiennent à mesure qu'elles tombent.
2° "Si tu le faisais, il le ferait." ... chacune dépend de l'impuissance de l'autre.
3° "Si tu l'avais fait, il l'aurait fait." Il s'agit du même cas,
à nouveau au passé, si bien qu'en résulte l'irréalité réciproquement déterminée.»
Ce qui revient à poser la question: «Qui commence?»
Soit:
«II. Mode impératif : (qui n'est pas un mode).
Il ne s'agit pas d'une réalité intentionnelle, mais de la vie. C'est l'intention qui vit elle-même actuellement
[...] elle est réelle autant qu'est réel le Sujet, car comme lui,
précisément, elle n'est pas finie dans le présent, mais elle est
actuelle en tant que volonté d'une chose. C'est alors le Sujet qui envahit avec sa propre vie le royaume
de ses propres phrases: il ne fait pas de phrases, mais il vit.»
Laissant le corrélatif aux indécis, nous optons résolument, avec Michelstaedter, pour le second mode. «Et vive l'impératif!»
C'est pourquoi à compter du 17 mars 2000 (fête
des Liberalia, où les libres enfants du savoir numérique
revêtiront pour la première fois la toga virilis
(7)), ce lyber sera intégralement
et gratuitement disponible sur le site http://www.freescape.eu.org/eclat
ou www.samizdat.net/cyberesistance/freescape/,
et l'éditeur s'engage à mettre, dans un délai raisonnable
et aux conditions énoncées ci-dessus, la quasi totalité
de son catalogue sur le site qui voudra bien l'accueillir(8).
10. «Liberté, allant chercher au loin, qui est si précieuse, comme
le sait celui qui, pour elle, renonce à sa propre vie.» Dante,
Divine Comédie, II 1 71-72.
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* Qu'est-ce qu'un Lyber? Vous êtes en train d'en
lire un. Mais voir le point II. 6 et la note 4.
1. Corollaires : 1. Pouvoir ne pas acheter
un produit qui ne nous satisfait pas est la moindre des choses. 2. Acheter
un produit qui nous satisfait est une double satisfaction pour l'utilisateur
et pour le concepteur. (R)
2. Selon la définition du «Jargon
français», le shareware est un logiciel que l'on
est tenu d'acheter au bout d'un certain temps d'utilisation.
Mais c'est à une autre définition que nous nous rapportons
ici, qui laisse à l'utilisateur entière liberté
de faire un don ou de ne pas le faire. (R)
3. Il faudra reposer la question avec
la commercialisation du e-book et de ses équivalents.
(R)
4. LYBER: n.m. XXIe, construit à
partir du mot latin liber qui signifie à la fois : libre, livre,
enfant, vin. [C'est également le nom d'une divinité assimilée
à Dionysos, dont la fête (Liberalia) est fixée
au 17 mars (date de parution en librairie du livre Libres enfants
du savoir numérique) et qui a la particularité de
ne pas avoir de temple propre!]. Le y signale l'appartenance du concept
à l'univers Cyberal. L'anglais,
toutefois, préférera le mot «Frook», contraction
de «Free-book»: livre libre. Un synonyme de LYBER, «Liberivre»,
est apparu simultanément dans quelques documents virtuels au
début de l'année 2000 et insistait sur l'ivresse
que provoqua un tel concept sur ses concepteurs mêmes, mais il
fut vite abandonné. (R)
5. La disponibilité du code-source
pour un livre est de peu d'intérêt, sauf dans le cas des
plagiats où il serait bon que les auteurs joignent un fichier
LISEZMOI à leur texte en disant : «J'ai piqué intégralement
cette phrase à Marcel Proust, cette autre à Thucydide,
cette autre encore à Alain Minc qui la tenait de Patrick Rödel,
ou à Sylvie Germain qui la tenait de Patricia Farazzi - c'est
vrai que c'est dur d'être célèbre et en plus
de devoir écrire un livre tout seul dans le noir tous les ans
-, etc. (Il est à craindre que certains fichiers LISEZMOI soient
quelquefois trop lourds à ouvrir avec Teachtext, ou même
à télécharger sur un disque dur de 4 Go, mais on
peut prévoir des Zips de 25 Go pour les fichiers LISEZMOI de
Jacques Attali). De la même manière, un lyber de tel universitaire
spécialiste d'Habermas pourrait faire l'objet d'un commentaire
d'Habermas lui-même, du genre: «Je crains, cher collègue,
que vous n'ayez absolument rien compris à ce que j'ai écrit.»
(On regrettera simplement de ne pas pouvoir encore communiquer par e-mail
avec l'au-delà.) (R)
6. En attendant nous payons deux francs
à Jean-Claude Decaux, en risquant notre vie ! (R)
7. Voir Ovide, Fastes, 3, 771.
(R)
8. L'adresse de ce site sera
http://www.lyber-eclat.net, mais laissez-nous encore un peu de temps
pour le peaufiner... (R)
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