AFIN DE SUGGERER une solution culturellement sensée au conflit
juridique permanent qui oppose les propriétaires de matériaux
culturels soumis au copyright à ceux qui assemblent ces matériaux
pour donner naissance à de nouvelles créations, nous plaidons
pour un élargissement de la notion de «droit de citation» (fair use). Nous voulons que le statut de «droit de citation» qui existe
déjà dans le droit de reproduction en vigueur autorise une gamme
beaucoup plus étendue de réemplois libres et créatifs d'oeuvres
existantes, chaque fois que ces dernières sont utilisées pour
concourir à la création d'une oeuvre nouvelle.
La prétention des grandes firmes à la propriété mondiale privée
des biens culturels dresse actuellement des obstacles devant les
artistes qui souhaitent explorer ces voies de création, car elles
se servent des lois existantes pour affirmer que toute forme de
réemploi non assortie d'un paiement ou d'une autorisation constitue
un vol. De leur point de vue économique, les propriétaires de
biens culturels utilisent désormais la législation comme un bouclier
utile qui leur permet d'éluder la question de la «référence directe»,
et comme un artifice juridique justifiant le contrôle total de
la production et la monopolisation de l'information sur le marché.
Cependant, d'un point de vue artistique, il est lourdement illusoire
d'essayer de décrire toutes les formes nouvelles d'échantillonnage
fragmentaire en termes de «vol», de «piratage» ou de «contrefaçon»
économiquement motivée. Nous réservons ces termes à la captation
illégale d'oeuvres entières et à leur revente à des fins de profit
privé. Les artistes dont l'appropriation est le mode de fonctionnement
courant ne tentent nullement, pour leur part, de tirer profit
du potentiel économique des oeuvres en question. S'ils utilisent
des éléments, des fragments ou des morceaux d'artefacts déjà créés
par quelqu'un d'autre, en les intégrant à la création d'un nouvel
artefact, ils le font pour des raisons artistiques. Ces éléments
peuvent rester identifiables, mais ils peuvent aussi bien être
transformés à des degrés divers lorsqu'ils sont incorporés à la
nouvelle oeuvre ; celle-ci peut comporter de nombreux autres fragments
qui, dans ce nouveau contexte, forment un nouveau «tout». La nouvelle
oeuvre «originale» ainsi constituée n'est ni un plagiat ni une
contrefaçon des nombreuses oeuvres «originales» dont elle s'inspire.
Nous avons là une brève description des techniques de collage
qui se sont développées au cours du XXe siècle et qui sont universellement
reconnues comme artistiquement valables, socialement engagées
et intellectuellement stimulantes - pour tout le monde, semble-t-il,
sauf peut-être pour ceux dont on «emprunte» des fragments.
Personne ne se formalisait de la tradition multiséculaire d'appropriation
en vigueur dans la musique classique, tant que cette musique ne
pouvait être entendue que lorsqu'elle était jouée en public par
des musiciens en chair et en os. Mais de nos jours, toute la musique
existe sous la forme d'objets industriels mis sur le marché, électroniquement
«gelés» pour l'éternité, que leurs propriétaires considèrent comme
étant en concurrence économique permanente avec toutes les autres
musiques. L'idée, aussi ancienne qu'intéressante, selon laquelle
la musique d'un compositeur pouvait librement inclure une appropriation
de la musique d'un autre, est désormais tenue pour une activité
criminelle. Cet exemple suffit à montrer que les lois sur la propriété
intellectuelle et artistique servent en réalité à dissuader ou
à empêcher le processus de création lui-même d'avancer dans certains
directions intéressantes, qu'elles soient traditionnelles ou nouvelles.
Ces contraintes pèsent aujourd'hui sur les artistes parce que
la technique d'appropriation créative ne se cantonne plus aux
supports qui l'ont vue naître (principalement les arts visuels
tels que la peinture, l'imprimerie et la sculpture), mais s'étend
désormais à des supports de masse, populaires et diffusés électroniquement,
tels que la photographie, la musique enregistrée et le multimédia.
L'apparition des techniques d'appropriation dans ces nouveaux
supports de masse a suscité l'augmentation en flèche du nombre
de procès contre les oeuvres fondées sur ce type d'appropriation,
car les entrepreneurs commerciaux qui possèdent et régissent aujourd'hui
la culture de masse sont apparemment décidés à supprimer toute
distinction entre les besoins de l'art et les besoins du commerce.
Ces propriétaires de biens culturels produits en masse prétendent
que les oeuvres d'appropriation, elles-mêmes produites en masse,
constituent une arme nouvelle et dévastatrice contre leur contrôle
total des profits exclusifs auxquels les biens qu'ils possèdent
pourraient donner lieu sur le même marché de masse. Ils prétendent
qu'une appropriation non autorisée, quelle qu'elle soit, artistique
ou non artistique, exerce une concurrence directe sur les biens
qui ont servi de base à cette appropriation; ils font donc comme
si ces deux types d'oeuvres ou de biens étaient de même contenu
et poursuivaient le même but. On est stupéfait de voir à quel
point l'essence même de l'art et ses conditions particulières
d'existence sont ignorées par cette manière de voir, qui est proprement
démentielle.
Peut-on être bête au point proposer rendre illégal tout
collage musical, sauf si l'artiste peut se permettre payer
tous les fragments qu'il pourra être amené à utiliser, et sous
réserve qu'il ait obtenu l'autorisation tous les propriétaires
concernés? Peut-on interdire toute forme indépendante (c'est-à-dire
réalisée ailleurs qu'au sein s grans firmes) de collage musical,
et faire en sorte que les oeuvres de collage financées par les
grandes firmes, qui ont les moyens de les financer, soient approuvées
par les propriétaires des oeuvres utilisées? Où peut conduire
une violation aussi franche de la liberté d'expression? La société
ne vit pas que du commerce, et une société éclairée aurait déjà
depuis longtemps proclamé la primauté juridique des motivations
artistiques et du droit des auteurs sur les motivations et le
droit des activités commerciales privées, lorsque ces deux forces
sociales en viennent à s'affronter au sein de notre système de
libre-échange. L'une nourrit la bouche, mais l'autre nourrit l'esprit,
et l'on ne peut concevoir l'une sans l'autre, ce qui serait une
forme de décadence sociale. Et si vous ne pensez pas que la colonisation
triomphante et la monopolisation des formes de création par les
intérêts économiques a déjà eu un effet débilitant sur les pratiques
créatives elles-mêmes, c'est que vous avez déjà succombé à cette
atmosphère d'irrationalité homogénéisée dans laquelle les médias
commerciaux nous plongent jour après jour.
Parce que l'art n'est pas une affaire commerciale, mais doit néanmoins
se battre pour sa survie économique sur le marché, nous pensons
que certaines priorités juridiques dans le domaine du droit de
reproduction doivent être radicalement inversées. Plus précisément,
une révision du statut du droit de citation doit accorder le bénéfice
du doute à la réutilisation artistique et faire peser la charge
de la preuve sur le propriétaire-plaignant. Quand un détenteur
de droits voudra combattre une réutilisation non autorisée de
son bien, il lui faudra démontrer que l'emploi de cette dernière
n'apporte rien de plus que l'oeuvre de départ. En revanche, si
l'on juge que la nouvelle oeuvre fragmente, transforme, réarrange
ou recompose de manière significative les matériaux préexistants,
et en particulier n'utilise pas l'oeuvre de départ dans son intégralité,
alors la nouvelle oeuvre devra être considérée comme une application
correcte du droit de citation et un essai original de création
artistique, que le résultat soit ou non réussi, qu'il plaise ou
non à l'artiste de départ, aux propriétaires des oeuvres utilisées,
ou à la Cour de Justice.
Le droit qu'a le propriétaire de se prémunir contre le piratage
- droit que nous ne contestons nullement - serait ainsi entièrement
protégé, et c'est une question qu'il n'est pas difficile de trancher! Prenez n'importe quel exemple, passé ou
présent, de contrefaçon illégale, et n'importe quel exemple, passé
ou présent, d'appropriation artistique, et vous verrez que la
distinction est toujours parfaitement évidente. La différence
entre n'importe quel type de transformation fragmentaire d'une
oeuvre préexistante et la reproduction intégrale, à l'identique,
d'une oeuvre par autrui (condition d'une contrefaçon réussie),
sera aussi claire pour des juges et des jurés qu'elle l'est pour
nous. Mais c'est précisément cettte distinction méthodologique
essentielle que les lois actuelles semblent ne pas vouloir admettre,
criminalisant ainsi toutes les techniques de création et toutes
les motivations artistiques en les traitant comme de vulgaires
contrefaçons. Nos tribunaux et nos grandes firmes défendent désormais
une position intenable, car ils prétendent que, dès lors qu'une
oeuvre devient une marchandise, sa seule fonction sociale est
d'être une marchandise, et qu'en conséquence la loi ne doit plus
la considérer autrement.
Nous n'ignorons pas que la définition exacte d'une appropriation
fragmentaire autorisée et d'une motivation esthétique, dans le
cadre d'une modification de la législation en vigueur concernant
le droit de citation, pose des problèmes complexes. Mais nous
pensons que cette tâche, aussi ingrate soit-elle, n'est pas insurmontable.
Nous ne voyons actuellement ni sagesse ni intégrité dans un ensemble
de lois qui, en dehors de l'autorisation, très restrictivement
interprétée, du «droit de citation», se contente d'ignorer la
valeur, voire la simple existence, de diverses pratiques bien
établies et culturellement légitimes fondées sur la «référence
directe» (le surréalisme, par exemple).Ces pratiques ont donné
lieu à toutes sortes de formes artistiques depuis le début du
XXe siècle, sans nécessairement correspondre aux critères du droit
de citation. Il est donc désormais implicite que les artistes
doivent s'arranger pour s'adapter aux critères rigoureux du «droit
de citation» défini par le gouvernement chaque fois qu'ils souhaitent
inclure des éléments d'une oeuvre préexistante dans une oeuvre
nouvelle. Mais il n'est pas nécessaire d'être un artiste pour
prendre conscience de l'étroitesse de la marge de manoeuvre qu'autorise
le droit de citation actuellement en vigueur, si on la compare
à toutes les influences médiatiques qui nous entourent et avec
lesquelles il y aurait beaucoup à faire. Cette perspective ouvre
de vastes possibilités, et les initiatives, parfois bizarres,
qui peuvent en découler ne s'accordent pas toujours avec les «règles»
strictement définies de la parodie ou du commentaire, conçues
pour s'adapter aux critères étroits du droit de citation tel qu'il
existe actuellement.
Il est frappant de constater qu'une logique totalement hostile
à la générosité et à la créativité bride aujourd'hui notre culture.
Les artistes seront toujours tentés d'échantillonner les artefacts
et les icônes culturelles existants, précisément parce que ces
artefacts et ces icônes expriment et symbolisent des éléments
fortement identifiables de la culture qui leur a donné naissance
et où les nouvelles oeuvres surgissent à leur tour. Les propriétaires
de ces artefacts et de ces icônes sont rarement heureux de voir
leurs propriétés intégrées sans autorisation à des contextes éventuellement
contradictoires avec leur propre manière de les exploiter. L'usage
terroriste qu'ils font des restrictions du droit de reproduction
pour anéantir ce type de travail s'apparente désormais à une censure
des oeuvres indépendantes non autorisées par les grandes firmes.
En opposition à l'idée maîtresse qui anime tout le reste de la
loi américaine, le droit de reproduction en vigueur affirme de
fait que toute utilisation non autorisée est illégale tant que
l'innocence des utilisateurs n'a pas été prouvée ; et toute contestation
du «droit de citation» suppose le recours à un avocat, ce que
ne peuvent se permettre la plupart des «contrevenants». La conséquence
de cette intimidation financière est que la très grande majorité
des artistes «appropriateurs» cèdent et pactisent à l'amiable,
livrant leurs oeuvres à l'oubli, si bien que les «propriétaires»
tirent les marrons du feu et se font rembourser leurs frais sous
forme de «dédommagement».
Nous posons cette question : ceux qui se font «emprunter» ce qui
leur appartient ont-ils le droit absolu d'interdire tout réemploi
futur de leurs biens, même si le réemploi en question fait manifestement
partie intégrante d'une oeuvre nouvelle et unique? Voulons-nous
réellement assimiler toute forme de libre adaptation à un «vol»
et criminaliser le collage en tant que forme d'art ? Il faut se
rappeler que le collage est une activité artistique qui peut contenir
des références sociales ou culturelles controversées et ne saurait
s'accommoder de demandes d'autorisation. Ceux qui interdisent
toute reproduction sont incapables de voir la forêt de l'art,
parce qu'ils ont les yeux fixés sur les arbres de l'argent. On
pourrait dire que le communisme soviétique a finalement échoué
parce qu'il s'est obstiné à ignorer la nature humaine de ses propres
citoyens. Ici, au pays des hommes libres(1) comme partout ailleurs, l'un des traits constitutifs de la nature
humaine est de copier à des fins créatives - c'est même comme
cela que nous sommes parvenus à ce niveau de civilisation. Cette
dimension éternelle de la créativité humaine est parfaitement
positive est n'a aucune raison d'être criminalisée, quand la motivation
est de créer de nouvelles oeuvres.
La loi doit reconnaître le droit logique et inaliénable qu'ont
les artistes, et non les éditeurs ou les industriels, à définir
eux-mêmes leur art. Le contrôle couramment exercé par les grandes
firmes sur notre culture technologique est de mauvais augure,
car ces propriétaires privés de ce qui constitue le bien commun
de notre vie culturelle ont réussi à transformer la notion même
de culture: ce n'est plus une dissémination pluraliste d'idées
esthétiques, conçues et réalisées par des individus doués d'un
instinct créateur.La culture est désormais forgée par un nombre
toujours plus restreint de comités de producteurs et de cadres
commerciaux qui ne sont mus que par un besoin exacerbé de maintenir
et, si possible, d'élever le montant des bénéfices de leurs actionnaires
sur le marché de la culture. La fonction centrale que notre société
attribue au commerce est-elle toujours aussi incontestablement
utile, lorsque le commerce se met à restreindre et à canaliser
les orientations d'une forme d'art «indépendante», en l'«autorisant»
à évoluer dans ce sens-ci, mais pas dans celui-là? Les lois fédérales
ont-elles pour objectif d'exaucer les souhaits des entreprises
privées, ou de favoriser le bien public par le biais de la liberté
d'expression? Ou les deux?
Voici donc la question centrale du débat que nous espérons soulever:
comment pouvons-nous maintenir des formes raisonnables de rémunération
des artistes, avec leur entourage parasitaire d'agents et d'associés,
sans restreindre, sans étouffer ni criminaliser des formes parfaitement
saines et valables d'art indépendant, notamment dans le domaine
musical, nées de la mise en oeuvre des nouvelles technologies?
Nous croyons, pour notre part, que la promotion de la liberté
artistique doit, pour la première fois, trouver une représentation
équilibrée pour tenir tête aux orientations purement économiques
qui dominent aujourd'hui le droit de la propriété intellectuelle.
Ce changement radical du paradigme mental qui fait de la toute-puissante
propriété privée une divinité doit être entrepris et soutenu dans
tous les secteurs, même les plus marginaux, où ce paradigme s'exerce.
Par exemple, les clauses contractuelles entre les firmes musicales
et leurs artistes, affirmant le droit exclusif qu'a la firme de
commercialiser l'oeuvre de l'artiste, pourraient être renégociées
par les défenseurs du «droit de citation» pour inclure la possibilité
d'une utilisation de l'oeuvre de l'artiste par quelqu'un d'autre.
La distinction, claire et essentielle, entre la contrefaçon et
le droit de citation, et le changement d'attitude en faveur de
la légitimité artistique du droit de citation, doivent se refléter
dans les documents contractuels des entreprises privées qui sont
à l'origine de toutes les poursuites judiciaires que nous constatons.
Les artistes sous contrat qui soutiennent le droit de citation
pourraient demander dès maintenant que ces clauses soient modifiées
dans leurs contrats, et ce serait un moyen intéressant pour les
artistes traditionnellement «sans défense» de commencer à introduire
cette si souhaitable modification de notre système juridique,
car ce sont apparemment les seules personnes, dans cette affaire,
qui soient capables de faire passer l'art avant le profit, et
personne d'autre ne paraît décidé à transformer cet extravagant
rêve anticonformiste en réalité.