DANS LES BANLIEUES impersonnelles, il existe trois moyens pratiques
pour lier conversation avec des inconnus dans la rue : promenez-vous
avec un enfant, avec un animal familier ou avec ... une caméra.
Ceux qui ont vu leur voisin « à la télé » entament une discussion
pour la première fois avec eux. On frise le paradoxe! La télévision
pour recréer du lien social...
Mais voilà. Monter une télévision, même petite, n'est pas si simple.
Produire un petit film de cinq, voire deux minutes, demande beaucoup
de temps. Pour compléter les reportages et les informations locales,
chacun utilise alors quelques émissions thématiques sur la vie
quotidienne ou illustrent un sujet local avec des expériences
similaires réalisées dans d'autres lieux.
Le problème des droits se pose alors : hors de question d'acheter
des droits dans le commerce, ces télévisions vivent de façon très
associative. Les budgets oscillent entre 50 000 F et 500 000 F
(environ 7 500 à 75 000 euros). La plus petite télévision s'appelle
Génération TV. Elle est située à deux pas de Vidéon dans le quartier
des pyramides à Evry. Son budget est égal à ... zéro.
Une autre solution consiste à s'échanger gratuitement des films
entre télévisions de proximité. Mais en théorie, il faut à chaque
fois faire une demande et signer un protocole de cession de droits
de diffusion entre les deux organisations. Pas si facile lorsqu'on
dispose d'un temps limité et que l'on n'a pas une armada de juristes.
C'est de ce constat qu'est partie l'idée de créer une licence
publique multimédia sur le modèle du logiciel libre.
Il existe actuellement en France une cinquantaine de ces télévisions
de proximité qui diffusent dans un quartier ou un village. La
majorité diffuse des cassettes aux habitants ou dans les lieux
publics (on appelle cela une télébrouette, image d'une télé et
d'un magnétoscope amenés sur la place de village dans une brouette...).
Quelques-unes diffusent sur les antennes collectives des immeubles
ou des résidences, d'autres utilisent l'accès public sur le câble,
bien que la France ne soit pas si bien lotie. Il existe également
des diffusions réalisées par des petits émetteurs de télévision.
On trouve même les premiers programmes de proximité présentés
sur le réseau planétaire : la télé de mon village ou de mon quartier
accessible même pour les grands-parents éloignés ou lorsque je
suis en vacances !
D'autres
pays ont développé de nombreuses télévisions associatives,
en particulier lorsque le câble est très répandu. C'est le cas
des Pays-Bas, des États-Unis ou du Canada où fleurissent de nombreuses
« télévisions communautaires ». La croissance des débits sur l'Internet
devrait apporter un réseau capable de véhiculer de la vidéo un
peu partout sur la planète. L'émergence de télévisions de proximité
rassemblant une communauté autour d'un lieu ou d'un thème devient
alors facilitée.
En 1989, lorsque Vidéon a lancé sa première télévision de proximité,
le besoin d'échange s'est vite fait sentir. L'idée d'un réseau
des télévisions de proximité s'est mise en place autour de trois
services destinés à aider les associations désirant passer de
la réalisation vidéo à la mise en place d'une télévision de proximité
:
- Un centre d'information pour échanger les tuyaux techniques
et juridiques.
- Un réseau de correspondants.
- Une banque d'images pour échanger des films.
Quelques années plus tard, avec le développement de l'Internet,
les deux premiers services sont devenus un Web et une liste de
discussion électronique. Pour les échanges de films le problème
était un peu plus difficile.
Même les petites associations produisent de plus en plus souvent
en numérique. Un système complet de montage permettant d'obtenir
une qualité tout à fait satisfaisante coûte environ 20 000 F (3000
euros). Le montage numérique est même très adapté aux amateurs
car il permet le droit à l'erreur. En vidéo traditionnelle, si
on souhaite reprendre un point de montage, il faut tout recommencer
à partir de ce point. Le résultat est ainsi un simple fichier
informatique. Tout le monde ne disposant pas pour l'instant d'une
connexion haut débit, il a fallu recourir à une astuce. Les films
sont disponibles en ligne sous deux formats différents :
- Un format de prévisualisation qui permet de voir le film en
temps réel bien que dans une fenêtre réduite et avec peu d'images
par seconde.
- Un format de téléchargement qui permet de récupérer le film
dans une qualité optimale mais nécessite un temps de chargement
beaucoup plus long.
Pour une personne équipée d'une connexion minimum (modem sur le
réseau téléphonique), le temps de téléchargement d'un film de
5 minutes (la moyenne des films échangés) est de deux heures.
Cela peut sembler beaucoup mais pour une télévision de proximité
produisant une émission entre tous les mois et tous les 6 mois,
la récupération de deux ou trois films par émission reste acceptable.
Le coût de récupération d'un film en heure creuse (2 fois 7,50
F de communication téléphonique) est même inférieur à l'envoi
d'une cassette par la poste. Quant à ceux qui disposent d'une
meilleure connectivité, la tâche leur en est d'autant plus facile.
Il devient donc de plus en plus simple d'échanger techniquement
des films ou même des séquences et des musiques à réinsérer dans
un film ou une émission. Mais les véritables questions sont alors
d'ordre juridique. Comment protéger ses films tout en facilitant
leur diffusion ? Une des clés a été de produire la Licence Publique
Multimédia.
Cette licence est dérivée de la «General Public License» (GPL)
qui existe dans le domaine du logiciel libre. Quelques adaptations
ont été nécessaires :
La notion de code source et de code objet a peu de sens dans le
monde des contenus. Tout film disponible au format numérique peut
être modifié ou réutilisé. Par ailleurs, la notion de diffusion
a été ajoutée en plus de la copie et de la distribution qui sont
abordées dans le logiciel libre.
Pour conserver la notion d'intégrité des oeuvres, il a été choisi
de ne donner le droit de diffuser les films que dans leur intégralité
(générique compris). Cela laisse cependant la possibilité de proposer
des séquences vidéos (des « rushes ») libres de droits qui seront
intégrées dans des films complets. Ainsi, la possibilité de modification
qui existe dans les logiciels libres, a été remplacée par deux
possibilité : l'inclusion dans un autre programme, mais également
la traduction de l'oeuvre.
Nous avons choisi pour cette licence d'imposer la gratuité des
droits de diffusion. D'autres licences seraient possibles, mais
cela semble un excellent moyen «d'amorcer la pompe». Les diffuseurs
bénéficient ainsi d'oeuvres à diffuser, même s'ils ont des moyens
restreints (en particulier dans le cas des télévisions de proximité).
Mais les producteurs de contenu peuvent ainsi voir leurs oeuvres
diffusées et, si elles plaisent, voir leur promotion assurée par
le «bouche à oreille planétaire» d'Internet.
Bien évidemment, avec une telle licence, une grande chaîne nationale
pourrait piocher dans ce fond libre de droits au détriment de
la production professionnelle. La parade ne peut pas être juridique,
car les services juridiques des producteurs associatifs et des
télévisions de proximité sont inexistants et les moyens manquent
pour se défendre contre les moyens colossaux des médias traditionnels.
Il est très difficile de faire une distinction entre diffusion
à but lucratif ou non lucratif. De nombreuses associations servent
de paravent à des sociétés commerciales.
Il a été envisagé, dans un premier temps, de limiter la diffusion
à des structures non soumises à la TVA (les associations soumises
à la TVA peuvent avoir une activité commerciale). Finalement,
le choix a été de ne mettre aucune restriction qui ne soit facilement
contrôlable. Le film devant être diffusé dans son intégralité,
il suffit d'ajouter au générique une mention du type «ce film
est à destination des télévisions de proximité». Une « grande
chaîne » qui s'approprierait un film pourrait alors faire les
gorges chaudes des journalistes. Le juridique étant réservé à
ceux qui peuvent se le payer, la seule arme opposable est alors
le ridicule...
La licence étant fondée sur le multimédia, d'autres types de contenus
peuvent être couverts: Les extraits de films prêts à être intégrés,
des musiques, des graphismes ou des photos, mais aussi des animations
scénarisées rassemblant ces divers contenus telles qu'on en voit
apparaître sur Internet. Celles-ci intègrent images, son, films
scénarisés grâce aux formats SMIL (Synchonized Multimedia Integration Language) ou Flash. C'est tout une redéfinition de ce qu'est une oeuvre,
un film ou même une télévision qui se prépare.
Le but de la licence publique multimédia est de favoriser l'émergence
de contenus. Parions que même la production professionnelle et
commerciale pourra en bénéficier en facilitant l'arrivée de nouveaux
créateurs.
Comment rendre viable à long terme une telle démarche? Pour ce
qui est de la banque de programmes, son côté distribué permet
à tous ceux qui le souhaitent d'héberger des films aux différents
formats proposés. Le coût du moteur de recherche de films et de
l'hébergement de la licence sont faibles et peuvent être couverts
par quelques mécènes présentés sur le site, qui devient un «portail
pour les producteurs et diffuseurs».
Pour les films, la palette des possibilités est large. Outre les
amateurs qui disposent des financements habituels des associations,
les professionnels peuvent souhaiter mettre certains de leurs
films libres de droits pour assurer leur promotion. Certains organismes,
en particulier les associations humanitaires, peuvent bénéficier
d'un moyen de diffusion pour les films qu'elles ont fait réaliser
sur leur cause. C'est d'ailleurs le cas d'Handicap International
qui a été une des premières association à profiter de la banque
de programmes. Rien n'empêche également un film d'avoir un mécène
sur son générique s'il peut justifier d'une diffusion suffisamment
large. Du bénévolat à la promotion, l'économie des contenus libres
se met en place pour en assurer sa pérennité. La grande différence
qui existe avec les contenus commerciaux traditionnels vient de
ce qu'il s'agit d'une stratégie à long terme, ou le jeu consiste
à trouver les synergies entre son propre intérêt (reconnaissance,
promotion, appartenance à une communauté...) et l'intérêt général.