L'AVÈNEMENT de ce qu'il est désormais convenu d'appeler un nouvel
Age du capitalisme, fondé sur la production, la distribution,
l'utilisation de biens immatériels et de services, donne à la
notion de propriété intellectuelle une dimension radicalement
inédite. À bien des égards, en effet, elle tend à prendre une
place prépondérante dans la structure et la dynamique des systèmes
économiques mondiaux. L'immatériel devient, à l'heure actuelle,
une des premières sources de productivité et de pouvoir. C'est
sur le terrain de la maîtrise des processus de création, de transmission
et de traitement de l'information et des savoirs que se déroulent
les affrontements idéologiques les plus âpres de la période. Expression
juridique, quasi universelle, de ces nouveaux rapports sociaux
de production, la notion de propriété intellectuelle est habilement
convoquée par les tenants du statu quo économique et social pour endiguer la poussée, diffuse mais constante,
d'aspirations libertaires et émancipatrices.
1. Une révolution... gravée sur chrome.
La toute récente et très médiatique croisade des professionnels
de l'édition musicale contre la prolifération des copies pirates
de supports numériques est une des nombreuses illustrations de
l'ampleur des questions que soulève aujourd'hui la transition
de l'économie vers l'immatériel.
Comme le souligne un directeur de maison de disque dans un entretien
publié par le journal Libération, le 23 octobre 1998, l'industrie du disque craint de subir le
même sort que la sidérurgie dans les années quatre-vingt.Commercialisés
massivement et à prix modique, les graveurs de CD-Rom, censés
faciliter la sauvegarde de données numériques, sont souvent «détournés
de cette fonction (initiale) pour dupliquer des disques musicaux
ou des jeux vidéo. L'engouement pour cette technologie est tel
que les professionnels de l'édition musicale déclarent craindre
une baisse importante de leurs ventes. (Rappelons que les mêmes
arguments avaient été avancés au moment de l'apparition de la
radio ou des magnétophones enregistreurs et que l'industrie du
disque n'en a pas disparu pour autant.)
L'autre menace, peut-être plus pesante encore, vient de l'appropriation
par les internautes, adeptes de musique, du standard international
de codage des données numériques Mp3. Sans entrer dans les détails
technologiques, précisons simplement qu'un morceau de musique
«pesant 50 méga-octets au format traditionnel, n'en pèse plus,
en moyenne, que 5 au format Mp3. Réduisant considérablement la
taille des fichiers, ce procédé de compression permet non seulement
d'enregistrer plus de dix heures de musique sur un même support
mais autorise surtout la circulation, relativement rapide, de
données musicales, de qualité presque parfaite sur Internet, via
le réseau téléphonique commuté. En une demi-heure, quiconque possédant
un ordinateur et un modem peut se procurer le dernier morceau
de son groupe préféré pour l'écouter ensuite sur son ordinateur.
Cette durée de téléchargement peut même être réduite à quelques
dizaines de secondes pour les utilisateurs de lignes spécialisées
ou du câble. Un simple glissement de souris suffit alors pour
graver ces fichiers sur un CD et pour les écouter sur sa propre
chaîne hi-fi. Pour les perfectionnistes high tech, une entreprise californienne, Diamond Multimedia, vient même
de commercialiser, malgré les protestations véhémentes des principaux
éditeurs de disques, un walkman baptisé Rio, capable de se connecter directement à l'ordinateur pour charger
les fichiers Mp3 (1).
S'il est aisé d'être consommateur de ce type de produit, il est
tout aussi facile d'en être distributeur: à partir d'un disque
laser audio, deux logiciels disponibles gratuitement sur le réseau
suffisent à créer un fichier Mp3. Reste alors à l'installer anonymement
sur un site Web gratuit, à l'envoyer par courrier électronique
ou à le graver sur chrome...
Même si elle requiert quelques moyens financiers, cette forme
de piratage a l'insolence de la simplicité. Il paraît néanmoins
difficile de suivre les maisons d'édition dans leur croisade contre
«le marché noir qui se propage dans les cours de récréation. Comment
croire que le petit trafic artisanal et souterrain auquel se livrent
quelques adolescents de familles souvent aisées pourraient un
jour déstabiliser les plus puissants majors ? Ce «marché noir ne contribue-t-il pas au contraire à asseoir,
auprès d'un public ciblé, le succès des artistes? Qui ne rêverait
pas de détenir un tel réseau de commerciaux bénévoles, implantés
au coeur même des franges les plus solvables du marché? (Il est
d'ailleurs assez plaisant d'entendre les patrons des cinq plus
grandes maisons de disques du monde accuser une bande d'adolescents
d'attenter à l'existence de la création musicale; elles qui se
sont livrées depuis une vingtaine d'années, à une politique d'extermination
systématique de tous les labels indépendants.)
Cette «Guerre sainte contre les cours de récréation n'est à notre
sens que la partie visible de l'iceberg. Derrière ce prétexte
fallacieux, se cache en effet une bataille idéologique et économique
autrement plus importante ; vitale même pour ces grands groupes
d'investisseurs internationaux.
Dans une interview donnée à Libération, Alan McGee, directeur du label londonien Creation Records, replaçait
le débat sur le terrain des véritables enjeux: «Si vous pensez
que, dans dix ans, Oasis ou Primal Scream, seront sous un label
de maison de disque, vous pouvez faire une croix dessus. Ils connaissent
leurs fans et ils téléchargeront des disques à 100 fr. pièce.
C'est la révolution. Dans dix ans, les maisons de disques auront
disparu.
Dans le même article, signé par Nidam Abdi, Thomas Dolby, musicien
anglais et pionnier de la musique sur Internet expliquait: «90
% du prix d'un disque revient à une multitude d'intermédiaires.
L'internet permet à la musique de coûter moins cher au grand public
si chacun paie directement à l'artiste la petite somme correspondant
à l'écoute d'un morceau.»Il poursuit en affirmant que le rôle
des professionnels de l'édition se réduirait alors à celui de
«simples prestataires de marketing au service des artistes.
2. Le marché de l'édition musicale est-il aussi insubmersible
que le Titanic ?
Ce type d'anticipation du marché étaye les hypothèses qu'avance
en particulier Pierre Lévy dans Qu'est-ce que le virtuel ? : «Comme les producteurs primaires et les demandeurs peuvent entrer
directement en contact les uns avec les autres, toute une classe
de professionnels risque désormais d'apparaître comme des intermédiaires
parasites de l'information (journalistes, éditeurs, enseignants...)
et de la transaction (commerçants, banquiers, ...) et voient leurs
rôles habituels menacés. On appelle ce phénomène la désintermédiairisation.
Ces analyses prospectives sur la «désintermédiarisation révèlent
à elles seules une des questions fondamentales autour de laquelle
se noue aujourd'hui non seulement l'avenir de l'édition du disque,
mais aussi celui du capitalisme dans sa globalité.
a. Vers une appropriation individuelle des moyens de production
et d'échange ?
En choisissant d'orienter une part considérable de ses investissements
financiers vers les activités de production immatérielle, le capitalisme
anticipe une issue positive à la crise de productivité et de rentabilité
du capital dont il est structurellement porteur. Il est désormais
possible de soutenir, à l'instar de Manuel Castells (2), que «l'émergence d'un nouveau paradigme technologique organisé
autour des nouvelles technologies de l'information, plus puissantes
et plus souples, permet à l'information même de devenir le produit
des processus de production.
Tout changer pour que rien ne change: si les investissements dans
l'immatériel et l'information constituent un des axes privilégiés
de la mutation capitaliste actuellement à l'oeuvre, cette réorientation
est cependant subordonnée à la pérennisation de sa logique de
domination économique, sociale et politique en tant que classe.
En misant sur l'immatériel, en mettant le savoir, l'information
et la créativité au centre des processus de production, le capitalisme
prend néanmoins un risque considérable; insensé même s'il n'était
pas contraint de le faire pour dépasser ses propres contradictions:
celui d'ouvrir la voie au dépassement de sa propre logique en
abandonnant aux producteurs une des composantes essentielles du
capital, à savoir la propriété des moyens de production. À titre
d'exemple, citons cette remarque de Leif Edvinson, premier directeur
de capital intellectuel au monde pour le compte de la société
scandinave Assurances et Financial Services, et reprise par Christian
Marazzi dans La Place des chaussettes (3): «Nos actifs financiers restent ici après dix-sept heures, mais
une partie de notre capital intellectuel s'en va à la maison.
Dans les secteurs informationnels de l'économie, les instruments
de production tendent à se dématérialiser. Ce ne sont plus des
outils matériels - nécessitant souvent des investissement onéreux
- mais, comme l'affirme Paolo Virno dans Opportunisme, cynisme et peur (4), «des constellations conceptuelles entières qui fonctionnent
comme des "machines" productives sans devoir adopter un corps
mécanique, ni même une petite âme électronique. Ce processus de
dématérialisation des instruments de production contribue à déstabiliser
la logique même de domination du capital qui informait traditionnellement
le rapport Capital/Travail: de force de travail abstraite et interchangeable
qu'il était, le producteur devient copropriétaire de l'ensemble
des outils de production et d'échange. Si Manuels Castells a recours
au concept de «recapitalisation du capital pour caractériser le
passage de l'économie industrielle à l'économie informationnelle,
il est à notre sens tout aussi légitime de parler, au moins partiellement,
de décapitalisation du capital. Cette perte d'une partie essentielle
du capital productif, remisant à terme la notion d'investissement
au rang des accessoires, est évidemment coextensive à la perte
de la propriété sur la marchandise elle-même. À moins d'inscrire
l'ensemble des processus de production immatérielle dans une division
étroite des tâches - ce qui se révèle aujourd'hui notoirement
contre-productif en terme de qualité - le producteur peut à tout
moment et dans presque n'importe quelles conditions reproduire
à l'infini cette marchandise. Dans l'économie immatérielle, le
producteur, s'objectivant dans la marchandise, ne peut pas en
être totalement spolié ou pour être plus précis, il ne peut en
être spolié que juridiquement (voir plus loin).
Dans ces conditions, le capital est dans l'obligation de renoncer
à ce qui lui conférait puissance et légitimité dans le contrat
social: la propriété des moyens de production en amont et la propriété
pleine et entière sur la marchandise en aval. Pour filer la métaphore
de la copropriété, la bourgeoisie passe du statut d'investisseur
et d'entrepreneur au statut de «syndic de copropriété», chargé
d'administrer et de valoriser un capital qu'elle ne détient pas.
Compromise dans sa fonction sociale et historique, elle prend
alors le risque d'être perçue comme parasitaire, sinon comme contre-productive.
S'il paraît fondamentalement impropre d'inclure les auteurs, compositeurs
et interprètes dans les catégories traditionnelles du salariat,
la logique de domination, inscrite dans le rapport Capital/Travail,
reste cependant profondément pertinente jusque dans les secteurs
commerciaux de la création musicale. Il suffit, pour s'en convaincre,
de mesurer la masse colossale d'investissements privés dont bénéficie
ce secteur, devenu une véritable industrie avec ses producteurs,
ses techniciens de studio, ses usines de pressages, ses réseaux
de distribution et de commercialisation. Quel serait l'avenir
de cette industrie, si les artistes décidaient de produire, de
commercialiser et de distribuer eux-mêmes leurs oeuvres?
Si le capitalisme a dépensé beaucoup d'énergie au cours de son
histoire à se défendre du spectre socialiste, dont les théoriciens
prônaient une appropriation collective des moyens de production, cette menace étant apparemment écartée,
c'est au péril d'une appropriation individuelle des moyens de production et d'échange, nés de la mutation du
capitalisme elle-même, qu'il est aujourd'hui directement confronté.
À partir de cet éclairage, il est possible de mieux appréhender
l'actuelle stratégie visant à promouvoir et à renforcer l'ensemble
des dispositions légales afférentes à la propriété intellectuelle.
Il s'agit au fond de transformer l'idée en marchandise au sens
classique du terme, c'est-à-dire en produit définitivement fini,
acheté au producteur et vendu au créateur (5). À cette stratégie juridique s'ajoute une autre bataille, technologique
cette fois, visant à remplacer le standard Mp3 par un autre standard
tatoué ou impossible à dupliquer, à interdire les lecteurs de
fichiers Mp3, Rio et autres Cyberman, voire à abandonner purement et simplement la technologie du
CD au profit d'un DVD (6)censé être sécurisé. :-)))
b. Vers un desserrement des contraintes financiaristes du marché
?
L'appropriation, par les producteurs eux-mêmes, des outils matériels
et conceptuels, de production et d'échange, n'est pas la seule
force centrifuge qui travaille aujourd'hui le capitalisme informationnel.
L'industrie de l'édition du disque obéit, comme bien d'autres,
à des contraintes auxquelles sont étrangères toutes considérations
d'ordre artistique. Pour les investisseurs privés qui placent
leurs fonds dans ce secteur, il ne s'agit, la plupart du temps
que d'un exercice purement spéculatif, destiné à réaliser un profit.
En ce sens, ils ne se préoccupent pas d'apparaître comme de généreux
mécènes, amis des Arts, sinon pour rendre leurs investissements
encore plus rentables. L'objectif, pour ces «bailleurs de fonds
, représentants souvent des groupes d'investisseurs anonymes -
les fonds de pension par exemple - est de rentabiliser au maximum
et à moindre risque leurs placements financiers. Cette contrainte
impose aux professionnels de ne produire que des marchandises
très rentables à court terme. La réaction des consommateurs étant,
en ce domaine, particulièrement imprévisible, la production de
disques est toujours une prise de risque qui occasionne des frais
fixes importants et difficilement compressibles.
Au lieu de chercher à découvrir et à promouvoir de nouveaux talents
qui pourront à terme conquérir le marché, la stratégie des maisons
de disques est plutôt de créer, à l'aide de très tapageuses campagnes
de marketing commercial et médiatique, un phénomène de mode d'ampleur
internationale autour d'espèces de cyborgs, vite rentables et
vite jetables, empruntant la voix d'untel, le physique d'un second,
les textes d'un troisième et la musique d'un quatrième...
Ces androïdes, des boys band imberbes aux chanteurs de rap outrancièrement
provocateurs, véritables caricatures d'une humanité aseptisée
et grégaire, pénètrent alors d'autant mieux le marché qu'ils ont
été soigneusement élaborés en laboratoire sur la base d'études
de marché particulièrement fines; fabriqués comme autant d'images
simplistes et stéréotypées avec lesquelles les producteurs tentent
de séduire les consommateurs (7).
Cette pratique recèle des avantages nombreux et indéniables: plutôt
que de laisser leur chance à une bonne centaine d'artistes avant
d'en découvrir un de «rentable», le producteur les écarte tous,
quitte d'ailleurs à donner aux plus entreprenants une rente à
vie, pour créer des arlequins médiatiques, répondant aux critères
dominants, et donc particulièrement étriqués, du marché. Il ne
lui reste alors qu'à investir toute sa campagne de marketing sur
ce produit. L'emprise financière des maisons d'édition sur les
réseaux commerciaux de promotion de la musique (télévisions, radios,
salles de concerts, revues spécialisées,...) - qui font d'ailleurs
souvent partie des mêmes conglomérats - est telle que le risque
de subir un échec commercial est pratiquement nul: le marché est
littéralement intoxiqué par les 4 ou 5 derniers tubes à la mode.
Partant du principe qu'il est beaucoup plus rentable de réduire
l'offre, en ne vendant qu'un seul disque à plusieurs millions
d'exemplaires, que de la diversifier, les majors, détenant une position de monopole, misent sur un resserrement
du marché du disque autour d'un nombre très restreint de produits.
L'arrivée d'Internet et du standard Mp3 déstabilise cette stratégie
et compromet gravement cette rente de monopole que se partageaient
les cinq ou six plus grands groupes internationaux. Débarrassés
des contraintes de la production et de la distribution, il est
désormais possible, à n'importe quel artiste de contourner la
stratégie monopolistique des grands réseaux internationaux de
distribution, reposant sur des logiques profondément prédatrices.
Des dizaines de milliers d'artistes en tous genres, protégés par
la loi sur le copyright, proposent déjà leurs travaux sur leurs
propres sites Web. Malgré toute la confiance qu'il est possible
d'avoir dans la sacro-sainte sanction du marché, il paraît assez
improbable que, sur ces dizaines de milliers d'artistes présents
sur Internet, certains n'arrivent pas à se hisser au niveau d'Ophélie
Winter.
Chacun peut alors, pour 3 ou 4 FF de communication téléphonique,
télécharger un morceau de musique et l'écouter. Sans qu'aucun directeur
artistique d'une multinationale n'opère de filtre, le mélomane
peut se faire sa propre opinion, la partager avec ses amis, qui
eux-mêmes s'empresseront de la répercuter à d'autres. À tout moment
peut apparaître une revue de critique musicale spécialisée, électronique
ou non, qui décide de promouvoir les meilleurs artistes «libres
et indépendants présents sur le réseau. Les majors, ayant perdu
leur monopole sur la distribution de la musique, devrons en rabattre
sur leur prétention pour pouvoir acheter les droits de ces artistes.
Il convient de mesurer avec précision l'ampleur
de cette véritable révolution dans le monde de la musique.
En reliant directement l'artiste au mélomane, le réseau
Internet court-circuite les tout-puissants lobbies financiers du
monde musical et fait apparaître l'ensemble des intermédiaires
du marché comme parasitaires. Contre les dérives monopolistes,
inhérentes au capitalisme et donc in fine contre le capitalisme
lui-même, le marché, ainsi structuré, tend alors paradoxalement
à acquérir la forme «pure et parfaite» telle
qu'aurait pu la décrire Adam Smith, mais, en l'occurrence, débarrassée
de ses contraintes strictement mercantiles. C'est donc bien alors la notion
de plus-value qui ferait les frais de cette opération: le produit
ne serait plus vendu pour réaliser une plus-value mais uniquement
pour faire vivre son producteur et pour rembourser les frais, minimes,
occasionnés par la production et la distribution de ce qui sera
de moins en moins une «marchandise».
Chacun peut en effet se rendre compte du caractère arbitraire,
et bien souvent insensé, du tri opéré par les maisons de disque,
privilégiant les logiques financières du musiquement correct au détriment de la qualité. Cette prise de conscience peut avoir
des effets désastreux sur un public devenu exigeant: pour ne citer
qu'un exemple évident, le marché de la musique techno risque d'être
le premier à faire les frais de cette révolution.
Plus grave encore, le marché, sur lequel s'appuient les investisseurs
pour réaliser leurs profits, peut, d'un coup, perdre sa raison
d'être. À quoi bon acheter le dernier disque de Céline Dion, si
deux cents autres artistes, exclus du réseau de grande distribution
par les maisons d'édition et les disquaires, peuvent offrir librement
une prestation identique? À s'identifier aux autres dans des réseaux
d'appartenance générationnelle? Être soi-même son propre directeur artistique, «dégotter un artiste inconnu de derrière les fagots» dans les
méandres nomades de la toile pour le faire connaître à ses amis
dans cette fameuse «cours de récréation», ne risque-t-il pas de
devenir un autre «identifiant», autrement plus puissant que la
pulsion grégaire sur laquelle misent aujourd'hui les professionnels
de l'édition musicale?
Le site Web mp3.com, qui annonce plus de deux cent mille connections par jour et
des millions de téléchargements, est emblématique de ces nouvelles
formes de résistance à l'emprise du marché sur la création musicale.
Mp3.com donne en effet accès, gratuitement et en toute légalité,
à des dizaines de milliers d'oeuvres musicales, produites, en
dehors des circuits commerciaux traditionnels, par des artistes
indépendants. Ce site, comme des centaines d'autres, a pour effet
de desserrer les contraintes financiaristes inhérentes au marché
sans pour autant spolier les artistes de leurs droits d'auteur.
Il est parfaitement plausible qu'apparaissent dans les jours qui
viennent de véritables «stars du cyberespace, diffusant leur musique
sur le réseau Internet et sur lesquelles les grandes maisons d'édition
n'auraient aucune prise. Imaginons la réaction des maisons d'édition
si le fameux marché noir des grouillants et impétueux bacs à sable,
ouvrait un nouveau marché, libre et pourquoi pas gratuit, diffusant
des oeuvres numériques inédites de qualité.
Cette révolution a, de notre point de vue, une portée anthropologique.
La dissolution vers laquelle pourrait tendre le marché, à travers
l'affaire Mp3, mais aussi à travers l'affaire Linux (8), pourrait dans le même mouvement, contribuer à transformer radicalement
la nature même des rapports sociaux. Ces rapports, définissant
la place de l'individu dans la société, loin d'être fondés sur
la compétition prédatrice, s'inscriraient dans une logique de
coopération réticulaire de micro-initiatives singulières. La communauté
composée par les producteurs de signes et les usagers-consommateurs
serait alors tout entière mobilisée, non par des critères de rentabilité
financière (critères explicitement perçus comme parasitaires),
mais bien plutôt par la recherche d'une meilleure adéquation entre
les besoins et le produit, c'est-à-dire par la qualité et l'efficacité
sociale.
Rien d'étonnant donc à ce que les avocats des grands lobbies financiers
du commerce des arts aient tenté de créer une jurisprudence liberticide
en faisant payer cette petite révolution à Valentin Lacambre,
à Altern.org, et aux 47 634 sites web effacés en un instant à
cause de quelques photos de vacance, pour tout dire un peu fadasses
(9).
En attendant de conclure, gare au prochain format vidéo...
«Au début des années 70 - rappelle le Critical Art Ensemble dans
son texte Promesse utopique et réalité sur le Net - il y eut un moment de brève euphorie, quand la vidéo est apparue.
Certains ont cru que l'appel de Brecht pour la venue d'un média
électronique était sur le point d'être entendu. Le développement
de l'équipement vidéo dans les ménages laissait espérer que chacun
serait bientôt en mesure de faire sa propre télévision. C'est
apparu comme une vraie possibilité tandis que les coûts d'équipement
vidéo baissaient en flèche et que les réseaux câblés offraient
des possibilités de distribution. Et pourtant, le studio personnel
n'existe toujours pas. Les limites de ce rêve utopique ont semblé
venir de nulle part. Par exemple, aux États-Unis, les standards
de qualité de diffusion requerraient des équipements de post-production
que personne ne pouvait s'offrir en dehors des compagnies capitalistes
des médias existants. La plupart des chaînes câblées sont tombées
sous le contrôle des censeurs corporatistes qui invoquent des
standards communautaires pour justifier une diffusion bien ordonnée.
Les espoirs des vidéastes utopistes se sont écrasés au niveau
de la distribution.
La bataille du numérique à laquelle nous assistons montre que
ces espoirs n'ont pas été définitivement ruinés et sont encore
portés par un élan social d'une ampleur inédite. Si l'industrie
musicale est aujourd'hui déstabilisée par le standard Mp3, attendons
quelques mois encore pour voir comment l'industrie de la vidéo
va réagir à l'arrivé du prochain standard de compression vidéo...