Introduction
Les lois sur la propriété
intellectuelle sont là pour favoriser l'intérêt
public, dans la mesure où la société dans son ensemble
doit disposer d'une richesse fondée sur la créativité.
Cet objectif est atteint en offrant une incitation économique
aux créateurs, c'est-à-dire en leur permettant de contrôler
l'utilisation, la reproduction, la modification et la diffusion de leurs
créations.
Aux États-Unis, ce principe est codifié
dans la Constitution (article I, section 8, § 8), qui autorise
le Congrès à «promouvoir le progrès de la
science et des arts utiles, en garantissant pour une durée limitée
aux auteurs et aux inventeurs un droit exclusif sur leur écrits
et découvertes respectifs».
On peut soutenir que les «droits» de propriété
intellectuelle, garantis par la loi, sont des «droits naturels»,
analogues à la liberté d'expression, et que tout créateur
a le «droit» de contrôler ses créations. On peut
également soutenir que les «droits» de propriété
intellectuelle ne sont justifiés que par le travail «à
la sueur de leur front» que les créateurs investissent dans
leurs oeuvres. En se focalisant sur le droit de reproduction, la seconde
position a été disqualifiée à la suite du
procès Feist contre Rural Telephone Services (1991) (1),
et la première a été démentie par la loi
américaine sur le droit de reproduction (Copyright Act,
1909), dans le passage suivant :
La mise en oeuvre par le Congrès d'une législation
sur le droit de reproduction, conformément à la Constitution,
ne repose pas sur un droit naturel que l'auteur aurait sur ses oeuvres,
[...] mais sur l'idée que le bien public et le progrès
de la science et des arts utiles seront favorisés.
Je pars du principe que le «progrès de
la science et des arts utiles» constitue une raison éthique
valable de restreindre la liberté individuelle de reproduire,
modifier et diffuser des informations déjà disponibles,
et qu'il est louable de consacrer des ressources sociales à restreindre
ces libertés en vue du bien public. Mais une question se pose:
les lois sur le droit de reproduction remplissent-elles leur mission?
En d'autres termes, la science et les arts utiles sont-ils favorisés
par la législation actuelle?
J'examinerai deux cas: le premier est celui de l'industrie
musicale, le second celui de l'industrie du logiciel, où les
effets de la propriété intellectuelle et de sa protection
(ou de son absence de protection) par la législation sont en
corrélation avec le degré d'innovation technologique mis
en oeuvre et répandu dans la société en général.
Je fais l'hypothèse que ces corrélations sont en réalité
une relation de cause à effet. Je discuterai, pour finir, des
conséquences de ces comparaisons sur les technologies de l'avenir.
1. Le droit de reproduction et l'industrie musicale
Quelques années après l'institution du
copyright sur les enregistrements sonores (en 1971) (2),
les cassettes audio ont commencé à remplacer les disques
de vinyle. Étant donné sa facilité, la reproduction
à domicile des disques de vinyle sur cassette s'est rapidement
développée.
L'industrie du disque a tenté d'introduire diverses
technologies susceptibles de rendre cette reproduction moins aisée
(3). L'une des tentatives les plus
connues consistait à introduire un «signal gênant»:
lorsqu'un disque de vinyle comportait ce type de signal, sa reproduction
sur cassette produisait un bruit aigu chaque fois qu'on la passait.
Lorsque les artistes ont commencé à protester (Elvis Costello
avait fait mettre un autocollant sur son disque Almost blue,
indiquant que ce dernier ne contenait pas de signal de ce genre), l'industrie
a laissé tomber ce procédé (4).
Contrairement aux prévisions de l'industrie,
la reproduction à domicile n'a pas fait baisser les ventes de
disques de vinyle, et l'industrie dans son ensemble a engrangé
des bénéfices massifs à la fin des années
soixante-dix et au début des années quatre-vingt. Les
têtes pensantes de l'industrie ont attribué ce phénomène
au fait que les gens qui entendaient des cassettes de la musique qu'ils
aimaient - ce qui constituait un moyen de diffusion très pratique
- partaient à la recherche de la version sur vinyle (dont la
qualité sonore était supérieure à celle
d'un enregistrement sur cassette).
Lorsque la technologie de l'enregistrement numérique
a été lancée, sous la forme de «bandes audio
numériques» (digital audio tapes - DAT), l'industrie
du disque, qui n'avait rien retenu des leçons du passé,
a réagi exactement de la même façon qu'auparavant.
Cette fois, elle a introduit une technologie appelée «système
de gestion de la reproduction en série» (serial copy
management system - SCMS), empêchant les propriétaires
de DAT d'effectuer plus d'une copie numérique. L'industrie du
disque a ensuite fait pression sur le Congrès pour qu'il adopte
la loi connue sous le nom de «Loi sur l'enregistrement audio à
domicile» (Audio home recording Act, 1992). L'une des dispositions
principales de cette loi est d'interdire l'importation, la fabrication
et la diffusion de tout procédé ou support d'enregistrement
audio numérique ne comportant pas de SCMS, ainsi que tout procédé
permettant de contourner le SCMS.
Le DAT est une technologie plus performante que le
disque compact, qui est l'un des supports numériques le plus
communément utilisés aujourd'hui. Le DAT est légèrement
meilleur en termes de fréquence d'échantillonnage (48
KHz au lieu de 44 KHz), mais il offre aussi l'avantage de faciliter
l'enregistrement numérique. Cette technologie aurait pu être
adoptée par le grand public avant l'introduction des disques
compacts sur le marché, et elle aurait efficacement remplacé
les cassettes. Et pourtant, la technologie DAT a misérablement
échoué à conquérir le marché de la
consommation grand public. Depuis lors, les tentatives qui ont été
faites pour lancer de nouveaux procédés d'enregistrement
et de nouveaux supports numériques dotés de systèmes
de contrôle de la reproduction, tels que la «cassette compacte
numérique» (digital compact cassette - DCC) de Philips
ou le «minidisc» (MD) de Sony, ont été des échecs
retentissants (5).
On pourrait rétorquer que la corrélation
entre l'échec commercial des technologies meilleures que le disque
compact et le fait que ces technologies étaient dotées
de systèmes de contrôle de la reproduction n'est qu'une
coïncidence. Dans ce cas précis, toutefois, il y a un bon
moyen de s'en assurer : seuls les DAT destinés aux «consommateurs»
(c'est-à-dire au grand public) étaient équipés
de SCMS, tandis que les DAT «professionnels» (destinés
aux studios d'enregistrement ou aux professionnels) ne l'étaient
pas. Or le DAT est devenu la norme professionnelle dans le domaine de
l'enregistrement musical. En outre, le disque compact enregistrable
(CDR), mis sur le marché sans être pourvu d'un système
de contrôle de la reproduction, est le premier procédé
de reproduction numérique qui ait réussi à obtenir
un succès public. La technologie du CDR est pourtant inférieure
à celle du DAT sur certains points, notamment en ce qui concerne
la quantité d'information que l'on peut stocker et le nombre
d'enregistrement successifs que l'on peut effectuer sur un même
disque. Il est scandaleux qu'une technologie aussi prometteuse que le
DAT, qui existait avant les disques compacts et les CDR, n'ait pu prendre
pied sur le marché grand public.
2. La libre reproduction et l'industrie du logiciel
À la différence de l'industrie musicale,
où le contrôle rigide de la reproduction, en partie institué
par l'industrie elle-même, a réussi à tuer dans
l'oeuf des technologies prometteuses, le cas que je vais examiner maintenant
montre que l'adoption d'une philosophie de la libre reproduction a conduit
à des améliorations technologiques dans les secteurs de
l'industrie des ordinateurs et des logiciels.
Dans le monde des logiciels, il y a une abondance de
logiciels libres. Le terme de «logiciel libre», dans ce contexte,
désigne généralement un logiciel que l'on peut
librement reproduire, modifier et diffuser. Les logiciels libres sont
développés par des milliers d'individus qui, pour diverses
raisons, écrivent des programmes et choisissent de les diffuser
gratuitement, parfois en se conformant à la «licence publique
générale» (general public license - GPL) de
GNU (Gnu's not Unix). La GPL est un document contractuel qui
utilise la loi sur le droit de reproduction pour garantir qu'une oeuvre
sera toujours librement reproductible. La seule restriction qu'elle
impose est que toutes les reproductions doivent être diffusées
dans les termes mêmes où l'oeuvre a été reçue
(c'est-à-dire librement reproductible, modifiable et diffusable).
L'application de la GPL, ou d'autres licences similaires, aux logiciels
est généralement désignée par le terme de
copyleft (6). Le projet GNU, à
l'initiative de Richard Stallman, est en grande partie responsable de
la création de quelques-uns des meilleurs logiciels du monde.
Ce modèle de logiciels est soutenu et utilisé par des
institutions éducatives, industrielles (comme NeXT, Intel, Motorola)
et gouvernementales (notamment la NASA et l'U.S. Air Force) (7).
Parmi la multitude de logiciels libres existants, il
en est un qui constitue un véritable manifeste en faveur de la
puissance de la libre diffusion : le système d'exploitation Linux.
Un système d'exploitation est un ensemble de programmes destinés
à effectuer les tâches de routine qui permettent à
l'utilisateur final de se servir efficacement d'un ordinateur. La première
version du système d'exploitation Linux a été conçue
en 1991 par Linus Torvalds et, depuis lors, ce système et les
logiciels qui permettent de l'utiliser a connu une croissance rapide.
Torvalds n'est directement l'auteur que d'une petite portion du système,
connue sous le nom de «noyau», même si une partie significative
du développement de Linux s'effectue sous son inspiration. Aujourd'hui,
ce système d'exploitation prospère grâce à
l'apport de milliers de programmeurs venus du monde entier, qui développent
des logiciels sous Linux qui sont librement reproductibles et utilisables
(8).
Si l'on se place au point de vue de la théorie
informatique, on pourrait soutenir que Linux est l'un des systèmes
d'exploitation les plus performants jamais développés.
Mais en réalité, c'est le marché qui détermine
quels sont les logiciels les plus adaptés à une utilisation
par le grand public. Aujourd'hui, c'est le système d'exploitation
Windows, de Microsoft, qui domine le marché grand public des
systèmes d'exploitation. Cependant, dans le domaine des systèmes
d'exploitation comparables et conçus pour les mêmes tâches
- c'est-à-dire les systèmes serveur-client multi-utilisateurs
sur un seul poste de travail ou en réseau, dont le modèle
est Unix - Linux est le système d'exploitation de type Unix qui
domine aujourd'hui le marché, et il se place nettement au-dessus
de tous les autres systèmes de type Unix soumis à la propriété,
tant par sa qualité que par son nombre d'utilisateurs (9).
Dans la mesure où Linux est un système
librement reproductible, le nombre d'exemplaires en circulation ne peut
être estimé qu'approximativement, et l'on a tenté
de nombreuses fois de procéder à de telles estimations
(10). Certaines d'entre elles indiquent
non seulement qu'il existe bien plus d'exemplaires du système
d'exploitation Linux que de configurations de Windows NT (système
serveur-client multi-utilisateur de Microsoft qui se présente
sous la même apparence que Windows), mais aussi que l'utilisation
de Linux augmente beaucoup plus rapidement que celle de Windows NT.
En outre, dans les secteurs où Linux et Microsoft Windows NT/Windows
sont directement concurrentiels - comme par exemple sur les plates-formes
serveurs (11) d'Internet - Linux
est nettement supérieur, tant sur le plan de la technologie qu'en
parts de marché (12). Il
existe aujourd'hui un secteur commercial florissant centré sur
Linux, allant de la diffusion et de l'assistance technique au développement
d'enrichissements personnalisés (13).
L'un de ces enrichissements gratuits du logiciel, celui de Red Hat (un
distributeur des systèmes Linux), connu sous le nom de Red
Hat package management (RPM) (14),
est, à mon avis, l'une des plus belles trouvailles technologiques
qui existent actuellement dans l'univers de Linux. Dans un marché
où les codes source des logiciels ne sont pas ouverts, l'incitation
à développer de tels enrichissements (qui rendent l'installation
au carrefour de diverses configurations très commode et très
transparente) est très faible.
La technologie des logiciels librement redistribuables
n'est pas un nouveau concept (en effet, une bonne partie d'Internet,
incluant le World wide web, repose sur des technologies de ce
genre); en revanche, le fait que ce type de logiciels fasse naître
un secteur commercial est tout à fait nouveau. Le modèle
de diffusion de Linux a connu un tel succès, du point de vue
commercial, que l'un des géants de la navigation sur le Web,
Netscape Communications Corporation, a récemment adopté
une politique similaire en rendant ses logiciels librement reproductibles,
modifiables et diffusables. Jim Barksdale, P.D.G. de Netscape, a justifié
ainsi l'adoption de cette politique :
«En libérant la puissance créatrice des milliers
de programmeurs qui opèrent sur Internet et en intégrant
leurs meilleurs enrichissements aux futures versions du Communicator
[de Netscape], nous pensons pouvoir amener les innovations technologiques
sur le marché des navigateurs à un niveau d'excellence
jamais atteint (15).»
L'«institutionnalisation» des logiciels libres
est un phénomène relativement nouveau, et son succès
dans la promotion du «progrès de la science et des arts
utiles» est instructif.
3. Discussion et conclusion
J'ai examiné deux situations spécifiques, celle de l'industrie
musicale et celle de l'industrie des logiciels, afin de déterminer
l'effet du contrôle de la reproduction sur la naissance, l'utilité
et la diffusion des nouvelles technologies. Dans ces deux situations,
l'interdiction de la reproduction est en corrélation directe
avec la stagnation et la mort de technologies pourtant prometteuses.
En outre, l'incitation à reproduire et modifier librement est
également en corrélation avec la très large diffusion
des nouvelles technologies et avec un haut degré d'innovation
(16).
Des scénarios analogues existent dans d'autres
industries et ne se limitent pas à la question du droit de reproduction.
Dans l'industrie de la biotechnologie, par exemple, le brevetage des
gènes est en plein développement : en réduisant
les possibilités qu'ont les institutions publiques ou les entreprises
de poursuivre des recherches sur un gène donné, aidera-t-on
à découvrir des remèdes pour les maladies liées
à ce gène?
Dans les scénarios que j'ai présentés
ici, les créateurs et les inventeurs des technologies musicales
et informatiques ont pris la décision initiale (dictée,
à n'en pas douter, par des raisons éthiques) d'encourager
la libre reproduction ou de la limiter. Dans l'industrie musicale, certaines
de ces décisions ont pris force de loi, ce qui a et aura encore
d'importantes conséquences. À moins que la législation
existante ne soit abrogée, ignorée ou violée (ce
qui semble être le cas pour les CDR, et ce n'est peut-être
pas sans relation avec leur popularité), l'industrie paraît
destinée à répéter ses échecs exactement
comme elle l'a fait avec d'autres technologies d'enregistrement numérique
telles que le DAT, le DCC et le Minidisc. Dans l'industrie des logiciels,
le paradigme des logiciels librement diffusables semble être de
plus en plus accepté, notamment en tant que mode de mise sur
le marché, même par les entreprises de logiciels qui occupent
le haut du pavé (17). En
conséquence, l'industrie du logiciel tend à devenir une
industrie de services, qui a pour fonction de soutenir le développement,
plutôt qu'une industrie de produits.
Les scénarios présentés ici ne
prétendent pas fournir un tableau exhaustif de la législation
sur la propriété intellectuelle. Ils mettent en question
l'incantation rituelle des défenseurs de ladite propriété
: selon ces derniers, la créativité et l'innovation ne
peuvent exister sans qu'il y ait un contrôle des possibilités
de reproduction, de modification et de diffusion, et ce contrôle
contribue, d'une façon générale, à la promotion
du «progrès de la science et des arts utiles».
Mais - et c'est le plus important - les scénarios
en question nous indiquent ce qu'il faudra faire la prochaine fois qu'une
nouvelle technologie de reproduction des enregistrements audio et vidéo
naîtra, et ils nous montrent la voie pour révolutionner
l'utilisation et le développement des logiciels. Il restera à
voir si les inventeurs et les distributeurs de ces nouvelles technologies
prendront des décisions éthiquement responsables en tenant
compte des leçons de l'histoire.