Le savoir est comme la lumière. Intangible
et immatériel, il peut se propager aisément à travers
le monde, illuminant l'existence de chaque individu, où qu'il
se trouve. Et pourtant des milliards de gens vivent toujours dans les
ténèbres de la pauvreté - sans nécessité
(2).
The World Bank, World Development Report 1998/99 - Knowledge for Development
- Summary», Washington, 1998/99.
LES STRUCTURES ECONOMIQUES actuelles se sont développées
dans un monde de pénurie et peu communiquant, où un ensemble
de règles et de médiations ont été établies
pour répartir les biens rares entre les individus. L'économie
de l'immatériel, économie de l'abondance, n'a pas ces
contraintes. Les coûts marginaux de production ou de distribution
sont quasi nuls, de même que, souvent, les investissements matériels
(3). Cela remet fondamentalement en
cause la théorie économique classique, fondée pour
une bonne part sur l'analyse d'équilibres à la marge,
et donc sa justification des structures actuelles du marché dont
on peut légitimement se demander si elles sont les plus aptes
à favoriser le progrès économique et technologique.
Rappelons, par exemple, que c'est de la recherche publique
(militaire et civile) que sont nés le réseau Internet,
en 1969, et la Toile, en 1989, et que c'est la richesse de contributions
bénévoles, associée à un certain esprit
de partage, qui en a fait la vitalité (4).
De même les programmes informatiques, par essence immatériels,
échappent aux traditions du commerce. Les grands éditeurs
de logiciels sont soudainement confrontés à la concurrence
globale de micro-entreprises (telles les start-up de la Silicon
Valley) ou de programmeurs offrant gratuitement leurs créations.
Mais la volonté conservatrice des grands acteurs
du marché est de préserver leurs revenus et leurs rentes
de monopole (5).Ils cherchent à
rétablir artificiellement les profits de l'économie de
pénurie en créant des barrières légales
et techniques pour maintenir la rareté et le besoin de médiation
par une mainmise sur les standards du numérique et par un contrôle
étroit, juridique et technique (6),
de la duplication et de la transmission des ressources.
C'est tout l'objet des efforts constants pour renforcer
la législation sur la propriété intellectuelle.
Relevant à l'origine d'un contrat entre la société
et les créateurs, dans l'intérêt des deux
parties, pour favoriser la créativité et la pérennité
des savoir-faire, la création intellectuelle devient de plus
en plus une simple possession, protégée pour des intérêt
particuliers sans égard pour ses caractéristiques d'universalité
ni pour l'intérêt général (7).
Ainsi à Berne, en décembre 1996, a-t-on
décidé de renforcer, en durée et en contraintes,
le droit d'auteur qui contrôle indistinctement les super-productions
hollywoodiennes, les programmes informatiques, les ¦uvres musicales
ou les publications scientifiques, dont les caractéristiques
et les rôles économiques et sociaux sont quelque peu disparates
(8).
Sous la pression de lobbies industriels et financiers,
soutenus par les juristes et les bureaux de brevets, la même tendance
se manifeste pour les brevets (9).
Aux États-Unis, la portée des brevets a été
étendue aux procédés purement immatériels
ou aux structures naturelles: algorithmes, structures génomiques
(10), gestes chirurgicaux (11),
méthodes commerciales (12),
sans que l'on puisse voir les limites d'une telle évolution:
la ligne est bien floue qui sépare les pratiques commerciales
des autres processus sociaux comme le vote électronique ou la
gestion d'une association. Puis, en arguant de la nécessité
d'une harmonisation mondiale, ces pratiques sont en passe d'être
étendues à l'Europe, en dépit des risques de conséquences
néfastes, par exemple pour l'industrie européenne du logiciel
(13), sans parler bien sûr
des pays en développement (14).
Il est d'ailleurs à remarquer que ces questions
essentielles sont discutées au niveau des grands organismes internationaux
(comme l'OMPI - Organisation Mondiale de la Propriété
Intellectuelle - ou l'OMC - Organisation Mondiale du Commerce -, souvent
avec le moins de publicité possible (15),
et que l'on court-circuite ainsi le processus parlementaire de nos démocraties
en prenant en compte le point de vue des «experts (16)»
et des lobbies de préférence à celui des électeurs.
Outre ce protectionnisme juridique, la propriétarisation
de l'immatériel est également l'objet d'une recherche
technique intense visant à marquer et suivre à la trace
les biens électroniques ainsi qu'à élaborer des
mécanismes destinés à empêcher la reproduction
de ce qui est par nature reproductible. L'énergie naguère
dépensée pour multiplier les biens est maintenant consacrée
à trouver les moyens d'empêcher leur multiplication. Ces
barrières techniques entravent la mise en ¦uvre efficace des
outils informationnels (17) et mettent
en péril la pérennité des contenus, notamment par
le secret ou l'instabilité des formats et protocoles. La bataille
autour du protocole de compression audio MP3 (18)
parmi d'autres exemples, montre que l'on tente même de remettre
en cause le développement de techniques utiles, au prétexte
qu'elles pourraient servir illégalement à porter atteinte
à la propriété intellectuelle.
Bien entendu, ce rétablissement artificiel de
la rareté - qui s'apparente à une destruction volontaire
de ressources - peut se justifier par les revenus nécessaires
au développement de la technologie, à la création
de nouveaux produits ou à l'amélioration de ceux qui existent,
et par les emplois ainsi créés. Il faut toutefois mettre
en parallèle ce discours avec la rentabilité fabuleuse
des entreprises concernées: Microsoft faisait, en 1998, 4,5 milliards
de dollars de bénéfice pour un chiffre d'affaires de 14,5
milliards de dollars... et 27 000 emplois directs (19),
soit un bénéfice de 160 000 dollars par personne employée.
Qui plus est, répétons-le, la croissance brutale du secteur
des technologies de l'information et de la communication a pour moteurs
Internet et la Toile... qui ne doivent rien, ou fort peu, à l'économie
de marché (20).
Pour l'industrie du logiciel, l'utilité économique de
ce protectionnisme juridique et technique est discutable, faute de régulation
naturelle de la concurrence et des équilibres du marché.
Les logiciels commercialisés industriellement sont diffusés
sous une forme directement exploitable par l'ordinateur (code exécutable),
mais sans aucune des informations (code source et sa documentation)
qui permettent de les modifier, de les adapter à d'autres machines
et à d'autres usages, de les rendre plus fiables ou de corriger
les erreurs toujours inévitables en raison de leur complexité.
Qui plus est, les licences d'utilisation interdisent expressément
de telles modifications. Cela prive les entreprises ou organisations
clientes du contrôle de la maintenance des logiciels, de leur
pérennité, de leur adaptation aux besoins. Or ce sont
souvent des facteurs critiques pour le fonctionnement de ces entreprises,
et surtout pour leur stratégie, quand ces logiciels sont intégrés
à leurs produits ou services. La mondialisation du marché
des logiciels, les propriétés spécifiques des biens
immatériels, les nombreux et puissants effets de réseaux
amonts (producteurs de services ajoutés) et avals (clients),
et surtout le contrôle légal ou technique des «standards»,
notamment pour les interfaces fonctionnelles des logiciels et la représentation
des informations, conduisent inéluctablement à une concentration
monopolistique. Non seulement les entreprises clientes sont dépendantes,
mais elles n'ont alors plus de solutions de rechange.
Le fournisseur, sans concurrence, est d'autant moins
motivé pour satisfaire les besoins spécifiques de ses
clients. Tout un secteur de la technologie peut tomber sous le contrôle
d'une société (ou d'un petit nombre de sociétés).
L'enseignement et la recherche sont également concernés
par l'unicité de l'offre logicielle et le contrôle des
informations indispensables aux chercheurs (21).
L'écologie des idées et des techniques
obéit aux mêmes lois que celle des êtres vivants
(22). La quasi-unicité des
solutions présente plusieurs dangers. Le petit nombre d'entreprises
productrices diminue d'autant la quantité et surtout la variété
des recherches et, par voie de conséquence, le progrès
technique. L'évolution concurrentielle, indispensable pour éviter
les culs-de-sac technologiques, s'affaiblit ou disparaît. L'absence
de diversité rend le tissu technologique plus vulnérable
aux agressions, dont les virus informatiques ne sont qu'un exemple.
Un leitmotiv de la pensée dite libérale
est l'absence de solutions de rechange à l'économie de
marché. Dans le cas des logiciels, rien n'est moins vrai. Outre
le fait que l'on peut douter de l'applicabilité des théories
de l'économie classique à l'économie de l'immatériel,
on voit apparaître de nouveaux modes de production, de coopération
et d'échange que l'on commence à peine à étudier
et à comprendre (23). Car
une autre voie se dessine déjà. Si elle fut longtemps
ignorée par les entreprises (24)
dont la timidité devant ce changement était compréhensible,
le long et quasi total black-out des médias à l'égard
de ce phénomène économique nouveau et massif était
moins explicable (25) !
Cette recherche d'une autre voie fut entreprise au
début des années 80 par Richard Stallman, alors chercheur
à l'Institut de technologie du Massachusetts (MIT), et mise en
pratique par la création de la Free Software Foundation
(26), puis de plusieurs sociétés
dans les années qui suivirent. Son intention initiale était
de créer des logiciels libres (27)
qui, comme les idées, seraient à la disposition de tous,
suivant en cela la philosophie de Pasteur, Jefferson et bien d'autres.
Pour éviter que quiconque puisse les accaparer, Richard Stallman
utilisa à rebours le droit d'auteur en popularisant un nouveau
type de licence, dénommée «licence publique générale»
(GPL), qui protège un logiciel contre tout verrouillage technique
ou légal de son utilisation, de sa diffusion et de sa modification
(28).
Sous l'influence de cette licence, une production considérable
et variée se développe dans la liberté. Les informations
nécessaires étant disponibles, chacun peut adapter ou
améliorer les logiciels à sa convenance, et les redistribuer,
gratuitement ou non, mais sans contrôle de la redistribution par
des tiers. Et, conformément au credo libéral, cette libre
concurrence a un effet extrêmement positif sur la quantité
et la qualité des logiciels produits (29).
Mais l'économie monétaire n'y joue qu'un rôle réduit.
Le produit le plus visible de cette économie
est un système d'exploitation - logiciel nécessaire au
fonctionnement de tout ordinateur qui offre les fonctionnalités
de base aux utilisateurs (manipulation de fichiers, affichage, saisie
de texte, connexion aux réseaux...) - dénommé Linux,
dont le développement a débuté en 1991 sous l'impulsion
d'un étudiant finlandais, Linus Torvalds. Bénéficiant
des contributions concurrentielles d'une armée internationale
d'experts bénévoles, reliés par le réseau
Internet, le développement de Linux s'est auto-organisé
comme une immense entreprise sans murs, sans actionnaires, sans salaires,
sans publicité et sans revenus. La diffusion de Linux à
ce jour est estimée entre 10 et 20 millions d'installations,
avec une utilisation industrielle en très forte croissance (30).
Diverses études montrent que ces logiciels sont
en tous points compétitifs avec les productions commerciales.
Cela est de plus attesté par leur pénétration,
leur omniprésence - quoique souvent invisible - dans l'activité
économique. L'exemple le plus significatif en est sans doute
Internet, qui, si l'on effaçait ces logiciels, disparaîtrait
quasi totalement (31).
La dépendance technologique et économique à l'égard
des fournisseurs est éliminée ou fortement atténuée.
La pérennité des produits, leur évolution et leur
adaptation, ainsi que l'assistance aux utilisateurs sont mieux garanties
par la présence, l'activité et la stabilité d'une
grande masse d'utilisateurs et de programmeurs que par les stratégies
imprévisibles des grands éditeurs informatiques. La libre
disposition de toutes les ressources de développement permet
d'acheter à des spécialistes toute garantie, tout service
complémentaire nécessaire.
Techniquement, les logiciels libres sont une solution
crédible et déjà éprouvée (32).
En outre, ils suscitent des activités économiques nouvelles
en développant les services et le travail à façon,
en encourageant une production commerciale complémentaire ou
concurrente, et surtout en fertilisant les entreprises technologiques
par l'apport de ressources certes gratuites, mais surtout indépendantes,
maîtrisées et de grande qualité technique (33).
Le déploiement des logiciels libres remplace une activité
commerciale centralisée (et monopolistique) d'édition,
dont la protection étouffe, à terme, le développement
économique et technique et qui est fort peu créatrice
d'emplois, par une activité commerciale de services, plus créatrice
d'emplois décentralisés et plus concurrentielle; de plus
il favorise, par une plus grande fluidité technologique, la création
d'entreprises nouvelles. Dans les pays du sud, la disponibilité
de ressources libres et gratuites permet un développement technologique
indépendant et maîtrisé.
Le développement des logiciels est de même
nature que celui des théories mathématiques (34).
Or la science, en général, et les mathématiques,
en particulier, s'accommodent mal du secret et des barrières
qui sont le pain quotidien des développements industriels. Les
bonnes spécifications (définitions) et les bonnes réalisations
(explications, démonstrations) ne s'élaborent que lentement
par un processus social ouvert d'évaluation, de confrontation
et de collaboration (35). Que Linux,
bien que plus jeune, soit un meilleur système que Windows NT
(36), le logiciel phare du principal
éditeur de la planète, n'est donc guère surprenant.
On peut se demander, sans faire d'exclusive, si l'environnement industriel
classique est le plus approprié pour développer les technologies
de l'immatériel. Les biens de consommation (films, musique, romans)
et les biens de production (logiciels, articles scientifiques) ont des
rôles économiques et sociaux bien différents. Il
est absurde de leur appliquer des législations et des protections
identiques. Il est tout aussi absurde de vouloir régir par les
mêmes mécanismes les créations matérielles
et immatérielles, qui n'ont ni la même dynamique créative,
ni la même complexité, ni les mêmes propriétés
économiques.
Le libéralisme économique est hémiplégique.
Il justifie la disparition de bien des barrières - dont celles
destinées à protéger les individus - et l'affaiblissement
de la souveraineté des États par le besoin d'une plus
grande fluidité de l'économie. Mais en même temps,
il établit, par l'abus des copyrights et des brevets, par le
non-respect des standards, par le contrôle des interfaces, par
le secret industriel et par la recherche de monopole, des barrières
bien plus nocives au progrès économique et technique et
à la création d'emplois utiles.
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