« [...] quand [Ben Slivka] a évoqué
l'idée d'une diffusion gratuite du navigateur de Microsoft, Gates
a piqué une crise et l'a traité de 'communiste' (1).»
1. L'héritage du gauchisme
Le Net est hanté par les espoirs déçus
des années soixante. Étant donné que cette nouvelle
technologie symbolise une nouvelle période de changement rapide,
beaucoup de commentateurs contemporains se tournent vers la révolution
manquée d'il y a trente ans pour expliquer ce qui se passe aujourd'hui.
Le cas le plus visible est celui du magazine Wired, dont les
rédacteurs continuent de rendre hommage aux valeurs du gauchisme
(liberté individuelle et dissidence culturelle) dans leurs articles
sur le Net. Quoi qu'il en soit, selon leur idéologie californienne,
leurs idéaux de jeunesse sont désormais en passe d'être
réalisés par le biais du déterminisme technologique
et de l'économie de marché. La politique de l'extase a
été remplacée par l'économie de la cupidité
(2).
Ironiquement, le gauchisme a pris naissance en réaction
à la «capitulation» de la génération
précédente. Vers la fin des années cinquante, les
héros de la lutte antifasciste étaient devenus les gardiens
des orthodoxies de la Guerre froide. Même dans les arts, l'expérimentation
avant-gardiste était devenue une palette de styles à la
mode pour la société de consommation. L'adoption de styles
novateurs et de nouvelles techniques n'était plus subversive.
Irrités par la récupération de la génération
de leurs parents, des jeunes gens commencèrent à chercher
de nouvelles méthodes d'activisme culturel et social. Les situationnistes,
surtout, proclamaient que l'ère des avant-gardes politiques et
artistiques était terminée. Au lieu d'être à
la remorque de l'élite intellectuelle, chacun devait pouvoir
décider de son propre destin.
« La situation est [...] faite pour être vécue
par ses constructeurs. Le rôle du "public" sinon passif, du
moins figurant doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera la part
de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais
[...] des viveurs (3).»
Ces activistes gauchistes voulaient créer la
possibilité, pour chacun, d'exprimer ses propres espoirs, ses
propres rêves et ses propres désirs. Le «grand récit»
hégélien devait culminer dans le dépassement de
toutes les médiations séparant les individus. Mais, nonobstant
leur modernisme hégélien, les situationnistes croyaient
que le futur utopique était préfiguré dans le passé
tribal. Certaines tribus polynésiennes, par exemple, étaient
organisées sur le principe du potlatch, c'est-à-dire
l'échange des dons. Au sein de ces sociétés, l'économie
du don créait des liens entre les individus, formant des tribus,
et encourageait la coopération entre les différentes tribus.
Contrairement à l'atomisation et à l'aliénation
de la société bourgeoise, le potlatch supposait le contact
intime et l'authenticité affective (4).
D'après les situationnistes, l'économie tribale du don
démontrait que les individus pouvaient vivre ensemble de façon
satisfaisante sans qu'il soit nécessaire que les circonstances
soient idylliques: c'était l'anarcho-communisme (5).
Mais les situationnistes ne parvinrent pas à
s'extraire de la tradition élitiste de l'avant-garde. Malgré
leurs invocations de Hegel et de Marx, ils restaient hantés par
Nietzsche et par Lénine. Comme pour les générations
antérieures, la rhétorique de la participation des masses
servait aussi à justifier la suprématie de l'élite
intellectuelle. L'anarcho-communisme devint ainsi le «signe distinctif»
de l'avant-garde du gauchisme. En conséquence, l'économie
du don était considérée comme l'antithèse
absolue de l'économie de marché. Il ne pouvait exister
aucun compromis entre l'authenticité tribale et l'aliénation
bourgeoise. Après la révolution sociale, la marchandise
serait totalement abolie par le potlatch (6).
Au cours des deux décennies qui ont suivi la
'révolution' de mai 1968, cette vision puriste de l'anarcho-communisme
a inspiré les activistes des médias communautaires. Par
exemple, les «radios libres» radicales créées
par des militants gauchistes en France et en Italie refusaient tout
financement provenant de l'État et de la publicité; elles
tentaient de survivre grâce aux dons en temps et en argent fournis
par leurs sympathisants. Des médias émancipateurs, pensait-on,
ne pouvaient être gérés que dans le cadre de l'économie
du don (7). À la fin des années
soixante-dix, l'attitude «pro-situ» a été popularisée
par le mouvement punk. Bien qu'elle ait été rapidement
commercialisée (8), cette culture
alternative encourageait ses membres à former leurs propres groupes,
à définir eux-mêmes leur mode et à publier
leurs propres fanzines. Cette éthique de la participation continue
d'imprégner la musique innovante et la politique radicale. Des
raves à la protestation écologique, l'esprit de
mai 68 est toujours vivant au sein de la culture du «faites-le
vous-même» des années quatre-vingt-dix. Le don est
censé supplanter la marchandise de façon imminente (9).
2. Le Net, ou l'anarcho-communisme
réellement existant
Bien qu'inventé, à l'origine, à
l'intention des militaires américains, le Net a été
construit sur le principe de l'économie du don. Le Pentagone
a d'abord essayé de restreindre les usages non officiels de son
réseau informatique, mais il devint rapidement évident
que le Net ne pouvait être développé avec succès
qu'en laissant ses utilisateurs construire le système pour leur
propre usage. Au sein de la communauté scientifique, l'économie
du don a longtemps constitué la méthode principale de
socialisation du travail. Financés par l'État ou par des
fondations, les scientifiques n'ont pas à transformer directement
leur travail intellectuel en marchandise. Les résultats de la
recherche sont rendus publics par des communications dans des colloques
de spécialistes et par la publication d'articles dans les revues
professionnelles. La collaboration de toutes sortes d'universitaires
est rendue possible par la libre diffusion de l'information (10).
Au sein des petites sociétés tribales,
l'échange des dons créait des liens personnels étroits
entre les individus. L'économie universitaire du don concerne,
pour sa part, des intellectuels disséminés sur toute la
planète. Malgré le caractère impersonnel de la
version moderne de l'économie du don, les chercheurs acquièrent
une autorité intellectuelle mutuellement admise grâce à
des citations dans des articles et à d'autres formes de reconnaissance
publique. Les scientifiques ne peuvent donc obtenir la reconnaissance
personnelle de leurs efforts individuels qu'en collaborant ouvertement
les uns avec les autres à travers l'économie universitaire
du don. Malgré la commercialisation de plus en plus grande de
la recherche, la diffusion gratuite des découvertes reste la
méthode la plus efficace pour résoudre les problèmes
communs à l'intérieur d'une discipline scientifique donnée
(11).
Dès le début, le libre échange
de l'information a donc été fermement ancré dans
les technologies et les usages sociaux du cyberespace (12).
Lorsque, dans les années soixante, les militants gauchistes proclamaient
que «l'information veut être libre», ils prêchaient
à des informaticiens qui vivaient déjà dans l'économie
universitaire du don. Et surtout, les fondateurs du Net ne se sont jamais
souciés de protéger la propriété intellectuelle
dans le cadre de la communication informatisée. Bien au contraire,
le développement de ces nouvelles technologies leur permettait
de faire carrière au sein de l'économie universitaire
du don. Loin de vouloir limiter le droit de reproduction, les pionniers
du Net ont essayé de faire sauter toutes les entraves à
la diffusion de la recherche scientifique. Techniquement, toute action
effectuée au sein du cyberespace implique que quelque chose soit
copié d'un ordinateur à l'autre. Dès que la première
copie d'un lot d'informations est mise sur le Net, le coût de
réalisation de chaque copie supplémentaire devient presque
nul. L'architecture du système suppose que des copies multiples
de documents peuvent être cachées n'importe où dans
le réseau. Comme l'indique Tim Berners-Lee, l'inventeur du Web:
La notion de propriété intellectuelle, essentielle
dans notre culture, n'est pas formulée de façon pertinente
pour tout ce qui touche à l'espace informationnel abstrait.
Dans un espace informationnel, nous pouvons prendre en considération
le fait que les productions ont des auteurs et que ces derniers doivent
percevoir des droits; mais [...] nous avons besoin d'une infrastructure
sous-jacente permettant de réaliser des copies pour de simples
raisons d'efficacité et de fiabilité. La notion de «copyright»,
dans ce contexte, n'a plus guère de sens (13).
Dans les industries créatives commerciales,
les avancées dans le domaine de la reproduction numérique
sont redoutées parce qu'elles rendent encore plus facile le «piratage»
des oeuvres soumises au copyright. Pour les détenteurs de droits
de propriété intellectuelle, le Net ne peut qu'aggraver
la situation. En revanche, l'économie universitaire du don accueille
favorablement les technologies qui améliorent la disponibilité
des données. Les utilisateurs devraient toujours être à
même d'obtenir et de manipuler l'information avec le minimum de
contraintes. La structure du Net rend donc la propriété
intellectuelle techniquement et socialement obsolète (14).
En France, le monopole étatique du téléphone
a habitué les gens à payer pour obtenir les services en
ligne fournis par le Minitel. Le Net, au contraire, reste avant tout
une économie du don, même si le système s'étend
désormais bien au-delà des universités. Des scientifiques
au grand public en passant par les amateurs, le cercle enchanté
des utilisateurs s'est lentement élargi grâce à
l'adhésion de nombreux réseaux locaux à un ensemble
de protocoles universels. Significativement, les normes communes du
Net comprennent des conventions sociales aussi bien que des règles
techniques. Le fait de donner et de recevoir des informations sans payer
n'est presque jamais remis en question. Bien que l'échange des
dons ne crée pas nécessairement d'obligations affectives
entre individus, les gens restent disposés à donner les
informations dont ils disposent à tous ceux qui sont sur le Net.
Même des raisons égoïstes encouragent les gens à
devenir anarcho-communistes dans le cyberespace. Par sa simple présence,
chaque utilisateur apporte sa contribution à la connaissance
collective accessible à tous ceux qui sont déjà
en ligne. En retour, chaque individu a potentiellement accès
à toutes les informations que les autres utilisateurs ont rendues
disponibles sur le Net. Chacun retire du Net beaucoup plus que ce qu'il
ne pourra jamais donner en tant qu'individu.
« [...] le Net est loin d'être altruiste, sans quoi il
ne marcherait pas. [...] Parce qu'il faut autant d'efforts pour diffuser
une seule copie d'une création originale que pour en diffuser
un million, [...] on n'est jamais perdant en diffusant gratuitement
ce que l'on produit, [...] dès lors que l'on reçoit
quelque chose en retour. [...] Quel miracle, alors, quand on ne reçoit
pas seulement une chose de valeur en échange - en effet, il
n'y a aucun acte d'échange explicite -, mais des millions de
choses uniques faites par d'autres (15)!
En dépit de la commercialisation du cyberespace,
l'intérêt personnel des utilisateurs du Net garantit que
l'économie du don high tech continuera d'être florissante.
Les musiciens, par exemple, utilisent le Net pour s'échanger
leurs enregistrements numérisés. En diffusant gratuitement
leur propre production dans cette communauté de réseau,
les individus obtiennent en retour un libre accès à une
quantité de musique bien plus grande. Il n'est pas surprenant
que l'industrie musicale soit inquiète de l'accroissement des
possibilités de «piratage» des enregistrements soumis
au droit d'auteur sur le Net. L'échantillonnage (sampling),
les DJs et le mixage ont déjà brouillé les droits
de propriété dans le domaine de la musique techno. Mais
la plus grande menace envers les grandes firmes de musique commerciale
vient de la flexibilité et de la spontanéité de
l'économie du don high tech. Dès qu'il est prêt,
un nouveau morceau peut rapidement être rendu accessible gratuitement
à un public global. Si une personne aime le morceau, elle peut
le télécharger sur son ordinateur pour son écoute
personnelle, l'échantillonner ou le remixer à sa guise.
Le libre échange de l'information peut créer des liens
d'amitié entre musiciens, les faire travailler ensemble et stimuler
leur inspiration. «En faisant tout ça, on travaille pour
soi-même. Mieux que le punk (16)!»
La plupart des politiciens et des chefs de grandes
entreprises du monde développé croient que l'avenir du
capitalisme réside dans la marchandisation de l'information (17).
Au cours des dernières décennies, les droits de propriété
intellectuelle ont été sévèrement étendus
par la promulgation de nouvelles lois nationales et de nouveaux accords
internationaux. Même le patrimoine génétique humain
peut désormais être breveté. Pourtant, dans les
«marges» de la société de l'information naissante,
les relations marchandes jouent un rôle secondaire par rapport
à celles qui résultent de la forme réellement existante
d'anarcho-communisme. Pour la plupart de ses utilisateurs, le Net est
un endroit où l'on peut travailler, jouer, aimer, apprendre et
discuter avec d'autres gens. Sans que l'éloignement physique
constitue un obstacle, ils collaborent les uns avec les autres sans
la médiation directe de l'argent ou de la politique. Indifférents
au droit de reproduction, ils donnent et reçoivent des informations
sans même penser à les payer. En l'absence d'États
ou de marchés servant de médiateurs des liens sociaux,
les communautés de réseau se forment sur la seule base
des obligations mutuelles créées par le don que font les
personnes de leur temps et de leurs idées.
«Ce contrat social informel et non écrit est soutenu
par un mélange de relations fortes et faibles entre des personnes
qui ont des motivations variées et des affiliations éphémères.
Il exige que l'on donne quelque chose et permet de recevoir quelque
chose. [...] Je trouve que l'aide que je reçois excède
de loin l'énergie que je consacre à aider les autres
; c'est le mariage de l'altruisme et de l'intérêt personnel
(18) .»
Sur le Net, renforcer les droits de reproduction revient
à imposer la rareté à un système technique
conçu pour maximiser la diffusion de l'information. La protection
de la propriété intellectuelle empêche tous les
utilisateurs d'accéder à toutes les sources de connaissance.
Le secret commercial dissuade les gens de s'entraider pour résoudre
leurs problèmes communs. Le caractère intangible des marchandises
informationnelles réduit les possibilités de manipuler
efficacement les données numériques. Au contraire, la
structure sociale et technique du Net a été mise au point
pour encourager la coopération ouverte entre ses participants.
Dans leur vie de tous les jours, les utilisateurs construisent ensemble
le système. Engagés dans la «créativité
interactive», ils envoient des e-mails, contribuent à l'élaboration
des listes de diffusion, interviennent dans des forums de discussion,
participent à des conférences en ligne et conçoivent
des sites Web (19). Lorsque le droit
d'auteur n'est pas protégé, l'information peut être
librement adaptée par les utilisateurs en fonction de leurs besoins.
Dans l'économie du don high tech, les gens travaillent
ensemble avec succès grâce à «un processus
social ouvert incluant évaluation, comparaison et collaboration
(20)».
L'économie du don high tech est même
à la pointe du développement des logiciels. Bill Gates,
par exemple, admet que le principal concurrent de Microsoft dans la
fourniture de services sur le Web est le programme Apache (www.apache.org).
Ce programme n'a pas été mis sur le marché par
une compagnie commerciale; il est diffusé gratuitement.
Comme d'autres projets similaires, ce logiciel est
développé en continu par ses utilisateurs technophiles.
Son code-source étant protégé (sous licence publique
GNU) au lieu d'être gelé par le copyright, ce programme
peut être modifié, corrigé et amélioré
par quiconque possède les capacités de programmation indispensables.
Lorsque quelqu'un apporte une contribution à un projet en code-source
ouvert, le don qu'il fait de son travail est récompensé
par la reconnaissance qu'il reçoit au sein de la communauté
des utilisateurs-développeur (21).
Le caractère intangible des logiciels mis sur
le marché s'accompagne d'une moindre fiabilité. Même
Microsoft est incapable de mobiliser la quantité de travail que
les adeptes des bons programmes en code-source ouvert consacrent à
ces derniers. Si un programme n'est pas passé au peigne fin par
un grand nombre de technophiles, il est impossible d'en déceler
toutes les erreurs (22). Par sa
plus grande efficacité sociale et technique, l'anarcho-communisme
empêche l'invasion du Net par le commerce. Et les programmes en
code-source ouvert commencent à menacer le produit central de
l'empire Microsoft: le système d'exploitation Windows. À
partir du programme original de logiciel conçu par Linus Torvalds,
une communauté d'utilisateurs-développeurs construit son
propre système d'exploitation, qui n'est la propriété
de personne: Linux. Pour la première fois, Windows est confronté
à un concurrent sérieux. L'anarcho-communisme est désormais
la seule solution alternative à la domination du capitalisme
monopolistique.
«Linux est subversif. Qui aurait pu penser, il y a seulement
cinq ans, qu'un système d'exploitation de classe mondiale pourrait
surgir comme par magie du bidouillage à temps partiel de plusieurs
milliers de développeurs disséminés sur toute
la planète, n'ayant pour tout lien que les fils ténus
d'Internet (23)?»
3. La «nouvelle économie»
est une économie mixte
Après l'implosion de l'Union soviétique,
presque personne ne croit encore à l'inéluctable victoire
du communisme. Beaucoup de gens sont convaincus, au contraire, que le
capitalisme néolibéral américain correspond à
la «fin de l'histoire» hégélienne (24).
Et pourtant, c'est précisément en ce moment même
qu'une forme d'anarcho-communisme réellement existante est en
cours d'élaboration au sein du Net, en particulier grâce
à des Américains. Presque tous ceux qui se connectent
passent le plus clair de leur temps à participer à l'économie
du don au lieu de se livrer à la concurrence commerciale. Les
utilisateurs recevant d'ores et déjà beaucoup plus d'informations
qu'ils ne pourront jamais en donner, il n'y a aucun mouvement populaire
réclamant que l'économie de marché soit introduite
sur le Net. Une fois de plus, le communisme apparaît comme la
«fin de l'histoire» pour le capitalisme.
Car l'économie du don high tech n'est
pas une possibilité immanente que l'on retrouve à toutes
les époques. Bien au contraire, le Marché et l'État
ne pouvaient être dépassés dans ce secteur spécifique
qu'en ce moment historique précis. Les gens ont besoin de médias
sophistiqués, d'ordinateurs et de technologies de télécommunication
pour participer à l'économie du don high tech. La presse
à imprimer produisait, à ses débuts, des exemplaires
qui étaient relativement chers, en nombre limité et impossibles
à modifier sans qu'on les recopie. Après des générations
d'améliorations technologiques, la même quantité
de texte sur le Net circule en ne coûtant presque rien, on peut
la copier quand on en a besoin et on peut la remixer à volonté
(25). En outre, les individus ont
besoin à la fois de temps et d'argent pour participer à
l'économie du don high tech. Tandis qu'une grande partie de la
population mondiale vit encore dans la pauvreté, les habitants
des pays industrialisés ont drastiquement réduit leur
nombre d'heures de travail et se sont enrichis au cours d'une longue
période de conflits sociaux et de réorganisations économiques.
En travaillant pour de l'argent une partie de la semaine, les gens peuvent
désormais jouir, à d'autres moments, du plaisir de donner.
Ce n'est qu'en ce moment historique particulier que les conditions techniques
et sociales des pays développés ont atteint un niveau
de développement suffisant pour que l'anarcho-communisme informatique
puisse voir le jour (26).
«Le Capital oeuvre ainsi à sa propre dissolution comme
forme qui domine la production (27).»
Le gauchisme a anticipé l'émergence de
l'économie du don high tech. Les gens pouvaient collaborer
les uns avec les autres sans avoir besoin de marché ou d'État.
Mais le gauchisme avait une vision puriste de la culture du «faites-le
vous-même»: le don était l'antithèse absolue
de la marchandise. Et pourtant, l'anarcho-communisme sur le Net n'existe
que sous la forme d'un compromis. Contrairement à la vision éthique
et esthétique du gauchisme, l'économie marchande et le
don ne sont pas seulement en conflit mutuel: elles coexistent en symbiose.
D'un côté, chaque méthode de travail
menace d'en supplanter une autre. L'économie du don high tech
annonce la fin de la propriété privée dans les
aires «marginales» de l'économie. Le capitalisme numérique
veut privatiser les programmes en open source et clôturer
les espaces sociaux qui ont été construits par l'effort
bénévole d'un grand nombre de personnes. Le potlatch et
la marchandise restent irréconciliables (28).
Mais, de l'autre côté, l'économie
du don et le secteur commercial ne peuvent se développer qu'en
s'associant au sein du cyberespace. Le libre échange de l'information
entre les utilisateurs s'appuie sur la production capitaliste d'ordinateurs,
de logiciels et de télécommunications. Les bénéfices
des firmes commerciales sur le Net dépendent de l'augmentation
du nombre de gens qui participent à l'économie du don
high tech. Par exemple, Netscape, depuis sa fondation, tente
de tirer profit des possibilités ouvertes par cette interdépendance.
Menacée par le monopole de Microsoft, cette firme a dû
s'allier à la communauté des hackers pour éviter
d'être balayée. Elle a commencé par diffuser gratuitement
son navigateur Web. Aujourd'hui, le code-source de ce programme est
disponible gratuitement et le développement de produits pour
Linux est devenu la priorité de Netscape. La survie commerciale
de Netscape dépend du succès de sa collaboration avec
les hackers qui vivent dans l'économie du don high-tech.
L'anarcho-communisme est désormais soutenu par le grand capital
(29).
«Bonjour, monsieur le P.D.G. - dites-moi, est-ce que vous avez,
là, maintenant, un plus gros problème stratégique
que la perspective de voir Microsoft vous écrabouiller ou acheter
votre âme dans quelques années? Non? C'est sûr?
Bon, alors, écoutez-moi bien. Vous ne pouvez survivre contre
Bill Gates en jouant le jeu de Bill Gates. Pour prospérer,
et tout simplement pour survivre, vous allez devoir changer les règles
du jeu... (30)»
La pureté de la culture numérique du
«faites-le vous-même» est également compromise
par le système politique. L'État n'est pas seulement le
censeur et le régulateur potentiel du Net. Car en même
temps, le secteur public apporte un soutien essentiel à l'économie
du don high tech. Dans le passé, les fondateurs du Net
ne se sont jamais souciés d'intégrer au système
la propriété intellectuelle, car leur salaire reposait
sur les impôts. À l'avenir, les gouvernements vont devoir
imposer aux compagnies commerciales de télécommunication
de financer les services universels si l'on veut que tous les secteurs
de la société puissent avoir la possibilité d'échanger
gratuitement de l'information. De plus, quand l'accès est ouvert,
un grand nombre de gens utilisent le Net à des fins politiques,
y compris en faisant de la publicité pour leurs représentants
politiques favoris. Au sein de l'économie mixte numérique,
l'anarcho-communisme vit aussi en symbiose avec l'État.
Ce genre de mariage mixte se produit presque partout
dans le cyberespace. Par exemple, un site de conférence en ligne
peut être élaboré bénévolement, tout
en étant partiellement financé par la publicité
et l'argent public. Cette hybridation des méthodes de travail
n'est pas réservée à des projets particuliers.
Lorsqu'ils sont en ligne, les internautes passent constamment d'une
forme d'activité sociale à une autre. Par exemple, au
cours d'une session, un utilisateur du Net commencera par chercher des
vêtements dans un catalogue de vente en ligne, puis il cherchera
des informations concernant les services éducatifs sur le site
de l'administration locale, et il fera ensuite connaître ses opinions
en intervenant dans une discussion en cours sur un service pour écrivains.
Sans même en prendre conscience, cette personne aura été
successivement un consommateur dans un marché, un citoyen dans
un État et un anarcho-communiste dans une économie du
don. Loin de réaliser la théorie dans toute sa pureté,
les méthodes de travail sur le Net sont inévitablement
des compromis. La «nouvelle économie» est une forme
avancée de démocratie sociale (31).
À la fin du XXe siècle, l'anarcho-communisme
ne se limite plus aux intellectuels d'avant-garde. Ce qui était
autrefois révolutionnaire est aujourd'hui banal. Plus l'accès
au Net est répandu, plus les personnes échangent gratuitement
des informations sur le Net. Leurs potlatchs ne sont pas des tentatives
de retrouver une authenticité affective perdue. Loin de croire
aux idéaux révolutionnaires de mai 68, l'immense majorité
des gens qui participent à l'économie du don high tech
le font pour des raisons entièrement pragmatiques. Il leur arrive
d'acheter des marchandises en ligne et de se connecter à des
sites de l'administration publique. Mais ils préfèrent
habituellement s'échanger des dons. Les utilisateurs du Net obtiendront
toujours beaucoup plus qu'ils ne pourront jamais donner en retour. En
donnant une chose bien faite, ils gagnent la reconnaissance de ceux
qui téléchargent leur travail sur leurs ordinateurs. Pour
la plupart des gens, l'économie du don n'est rien d'autre que
la meilleure façon de collaborer dans le cyberespace. Dans l'économie
mixte du Net, l'anarcho-communisme est devenu une réalité
quotidienne.
«Il faut retrouver le plaisir de donner ; donner par excès
de richesse ; donner parce que l'on possède en surabondance.
Quels beaux potlatchs sans contrepartie la société
de bien-être va, bon gré, mal gré, susciter quand
l'exubérance des jeunes générations découvrira
le don pur (32)!»