HIER, le grand invertébré
de la Maison-Blanche a apposé son sceau sur la loi de «réforme»
des télécommunications de 1996 (1),
tandis que Tipper Gore prenait des photographies numériques de
l'événement pour les faire figurer dans un livre intitulé:
Vingt-quatre heures dans le cyberespace.
On m'avait demandé de participer, moi aussi, à la rédaction
de ce livre en écrivant un texte pour la circonstance. Étant
donné le monstrueux traitement que cette loi se propose d'infliger
au Net, j'ai décidé que le moment était aussi bien
choisi qu'un autre pour apporter un peu d'eau au moulin virtuel.
Après tout, la loi sur la «réforme»
des télécommunications (2),
adoptée par le Sénat avec seulement cinq voix contre,
rend illégal et passible d'une amende de 250 000 dollars le fait
de dire «merde» en ligne ou n'importe lequel des sept autres
gros mots (3) qu'il est interdit de
prononcer dans les médias; ou encore de parler explicitement
de l'avortement, ou d'évoquer les diverses fonctions corporelles
autrement qu'en termes strictement cliniques.
Cette loi tente de soumettre la conversation dans le cyberespace à
des contraintes plus sévères que celles actuellement en
vigueur dans la caféteria du Sénat, où j'ai eu
l'occasion de dîner plusieurs fois et où j'ai toujours
entendu des représentants du Sénat des États-Unis
d'Amérique parler en employant des expressions fort colorées
et indécentes.
Ce projet de loi a été mis en oeuvre
contre nous par des gens qui n'ont pas la moindre idée de ce
que nous sommes, ni de la nature de nos conversations. Comme le dirait
mon cher ami Louis Rossetto, rédacteur en chef de Wired
(4), «c'est comme si des analphabètes
venaient vous dire ce qu'il faut lire».
Eh bien, qu'ils aillent se faire foutre.
Ou, plus exactement, qu'ils sachent que nous prenons congé d'eux.
Ils ont déclaré la guerre au cyberespace; montrons-leur
combien nous pouvons être astucieux, déroutants et puissants
pour nous défendre.
J'ai écrit un texte (d'une solennité de circonstance)
qui, je l'espère, deviendra l'un des nombreux moyens susceptibles
d'y contribuer. Si vous le jugez utile, j'espère que vous le
diffuserez aussi largement que possible. Vous pouvez retirer mon nom
si cela vous arrange; je ne me soucie vraiment pas d'être mentionné.
J'espère bien, en revanche, que ce cri va résonner dans
le cyberespace, en se modifiant, en grandissant et en se dupliquant,
jusqu'à ce qu'il devienne un énorme vacarme, à
la mesure de cette loi imbécile qu'ils viennent de préparer
contre nous.
Je vous donne une...
DECLARATION
D'INDEPENDANCE DU CYBERESPACE
(5)
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de
chair et d'acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l'esprit.
Au nom de l'avenir, je vous demande, à vous qui êtes du
passé, de nous laisser tranquilles. Vous n'êtes pas les
bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun droit de souveraineté
sur nos lieux de rencontre.
Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près
d'en avoir un, aussi je m'adresse à vous avec la seule autorité
que donne la liberté elle-même lorsqu'elle s'exprime. Je
déclare que l'espace social global que nous construisons est
indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à
nous imposer. Vous n'avez pas le droit moral de nous donner des ordres
et vous ne disposez d'aucun moyen de contrainte que nous ayons de vraies
raisons de craindre.
Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement
des gouvernés. Vous ne nous l'avez pas demandé et nous
ne vous l'avons pas donné. Vous n'avez pas été
conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous ignorez tout de
notre monde. Le cyberespace n'est pas borné par vos frontières.
Ne croyez pas que vous puissiez le construire, comme s'il s'agissait
d'un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C'est un
acte de la nature et il se développe grâce à nos
actions collectives.
Vous n'avez pas pris part à notre grande conversation, qui ne
cesse de croître, et vous n'avez pas créé la richesse
de nos marchés. Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre
éthique, ni les codes non écrits qui font déjà
de notre société un monde plus ordonné que celui
que vous pourriez obtenir en imposant toutes vos règles.
Vous prétendez que des problèmes se posent parmi nous
et qu'il est nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez
ce prétexte pour envahir notre territoire. Nombre de ces problèmes
n'ont aucune existence. Lorsque de véritables conflits se produiront,
lorsque des erreurs seront commises, nous les identifierons et nous
les réglerons par nos propres moyens. Nous établissons
notre propre contrat social. L'autorité y sera définie
selon les conditions de notre monde et non du vôtre. Notre monde
est différent.
Le cyberespace est constitué par des échanges, des relations,
et par la pensée elle-même, déployée comme
une vague qui s'élève dans le réseau de nos communications.
Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n'est
pas là où vivent les corps.
Nous créons un monde où tous peuvent entrer, sans privilège
ni préjugé dicté par la race, le pouvoir économique,
la puissance militaire ou le lieu de naissance.
Nous créons un monde où chacun, où qu'il se trouve,
peut exprimer ses idées, aussi singulières qu'elles puissent
être, sans craindre d'être réduit au silence ou à
une norme.
Vos notions juridiques de propriété, d'expression, d'identité,
de mouvement et de contexte ne s'appliquent pas à nous. Elles
se fondent sur la matière. Ici, il n'y a pas de matière.
Nos identités n'ont pas de corps; ainsi, contrairement
à vous, nous ne pouvons obtenir l'ordre par la contrainte physique.
Nous croyons que l'autorité naîtra parmi nous de l'éthique,
de l'intérêt individuel éclairé et du bien
public. Nos identités peuvent être réparties sur
un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures
qui nous constituent s'accordent à reconnaître de façon
générale est la Règle d'Or (6).
Nous espérons que nous serons capables d'élaborer nos
solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons
pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer.
Aux États-Unis, vous avez aujourd'hui créé
une loi, la loi sur la réforme des télécommunications,
qui viole votre propre Constitution et représente une insulte
aux rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville
et Brandeis (7). Ces rêves doivent
désormais renaître en nous.
Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, parce qu'ils
sont les habitants d'un monde où vous ne serez jamais que des
étrangers. Parce que vous les craignez, vous confiez la responsabilité
parentale, que vous êtes trop lâches pour prendre en charge
vous-mêmes, à vos bureaucraties. Dans notre monde, tous
les sentiments, toutes les expressions de l'humanité, des plus
vils aux plus angéliques, font partie d'un ensemble homogène,
la conversation globale informatique. Nous ne pouvons pas séparer
l'air qui suffoque de l'air dans lequel battent les ailes.
En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à
Singapour, en Italie et aux États-Unis (8),
vous vous efforcez de repousser le virus de la liberté en érigeant
des postes de garde aux frontières du cyberespace. Ils peuvent
vous préserver de la contagion pendant quelque temps, mais ils
n'auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt
couvert de médias informatiques.
Vos industries de l'information toujours plus obsolètes voudraient
se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs,
qui prétendent définir des droits de propriété
sur la parole elle-même dans le monde entier. Ces lois voudraient
faire des idées un produit industriel quelconque, sans plus de
noblesse qu'un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l'esprit
humain est capable de créer peut être reproduit et diffusé
à l'infini sans que cela ne coûte rien. La transmission
globale de la pensée n'a plus besoin de vos usines pour s'accomplir.
Ces mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans
une situation identique à celle qu'ont connue autrefois les amis
de la liberté et de l'autodétermination, qui ont eu à
rejeter l'autorité de pouvoirs distants et mal informés.
Nous devons déclarer nos subjectivités virtuelles étrangères
à votre souveraineté, même si nous continuons à
consentir à ce que vous ayez le pouvoir sur nos corps. Nous nous
répandrons sur la planète, si bien que personne ne pourra
arrêter nos pensées.
Nous allons créer une civilisation de l'esprit dans le cyberespace.
Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que
vos gouvernements ont créé.
Davos (Suisse), le 8 février 1996.
John Perry Barlow, Cognitive Dissident Co-Founder, Electronic Frontier
Foundation Home (stead) Page: http://www.eff.org /~barlow Message Service:
800/634-3542 Barlow in Meatspace Today (until Feb 12): Cannes, France
Hotel Martinez: (33) 92 98 73 00, Fax: (33) 93 39 67 82 Coming soon
to: Amsterdam 2/13-14, Winston-Salem 2/15, San Francisco 2/16-20, San
Jose 2/21, San Francisco 2/21-23, Pinedale, Wyoming¶.
**************************In Memoriam, Dr. Cynthia Horner et Jerry
Garcia ***********************
Seule l'erreur a besoin d'un soutien gouvernemental.La vérité
sait se défendre elle-même. Thomas Jefferson, Notes sur
la Virginie.¶